Une lucarne sur les rêves
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Une lucarne sur les rêves

En observant des patients qui parlent ou bougent pendant leur sommeil, l’équipe d’Isabelle Arnulf, neurologue et chercheuse à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, a réussi à rendre visible une partie des contenus oniriques. Cette découverte ouvre de nouvelles perspectives pour la science des rêves.

S’il est maintenant admis scientifiquement que tout le monde rêve pendant son sommeil, il arrive pour certains que le rêve fasse irruption dans la réalité. C’est le cas des personnes qui souffrent d’un trouble appelé « trouble comportemental en sommeil paradoxal » (TCSP). Pour ces personnes qui bougent pendant une phase précise de leur sommeil, le sommeil paradoxal, la frontière entre rêve et réalité s’amenuise/devient poreuse.

Qu’est-ce que le sommeil paradoxal ?

Le sommeil paradoxal est une phase du sommeil qui alterne toutes les 90 minutes avec le sommeil dit « à ondes lentes ». Il se caractérise par une immobilité du corps et l’apparition de mouvements oculaires rapides. Il tire son nom de l’opposition entre une forte activité cérébrale et une paralysie du corps endormi. Si nous rêvons toute la nuit, les contenus oniriques les plus intenses et les plus élaborés ont lieu pendant cette phase de sommeil.

Chez ces patients, le « verrou cérébral » qui empêche normalement les mouvements pendant le sommeil paradoxal, est cassé. L’abolition du tonus musculaire est incomplète, ce qui leur permet de bouger. Les dormeurs vivent alors leur rêve en pleine réalité. Certains se battent contre des oiseaux chimériques, d’autres se défendent contre des ennemis menaçants, crient, tombent de leur lit, donnent des coups de pieds, des coups de poings, se blessent ou blessent leur conjoint en confondant rêve et réalité.

En observant l’activité nocturne de ces personnes souffrant de TCSP, mais aussi celle des personnes somnambules et somniloques (qui parlent pendant le sommeil), l’équipe d’Isabelle Arnulf a pu entrevoir une partie des rêves.

« C’est comme un rideau qui s’ouvre sur une pièce de théâtre », affirme Isabelle Arnulf.

Des comportements nocturnes donnent à voir les rêves

A partir des enregistrements vidéo de ces personnes et d’autres souffrant de somnambulisme, les chercheurs du service Pathologies du sommeil ont réalisé des banques de récits de rêves et des comportements nocturnes. Les observations réalisées chez les personnes souffrant de TCSP montrent qu’elles extériorisent leur rêve pendant la phase de sommeil paradoxal tout en gardant les yeux fermés. Le contenu de ce rêve est essentiellement imaginaire. Les somnambules vivent, quant à eux, leurs rêves les yeux ouverts en intégrant à leur songe l’environnement qu’ils parcourent. Ils peuvent ainsi ouvrir une porte ou chercher des clés. Le contenu de leur rêve forme un mélange hybride entre monde réel et monde imaginaire.

Dans tous les cas, les récits de rêves fournis par les patients à leur réveil sont cohérents avec les comportements observés pendant la nuit.

« Ces comportements peuvent être très archaïques comme des combats, ou plus élaborés comme des discours devant une assemblée… Mais peu de rêves sont complètement étranges et saugrenus », souligne Isabelle Arnulf.

La majorité de l’activité onirique correspond à des activités quotidiennes (travailler, marcher, discuter, etc.). Cela conforte l’hypothèse selon laquelle le cerveau rejouerait pendant la nuit les activités de la journée.

Isabelle Arnulf

Isabelle Arnulf, chercheuse, neurologue et directrice de l’unité des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière

Un langage nocturne semblable à celui de l’éveil

Après avoir analysé les comportements des personnes qui bougent la nuit, l’équipe d’Isabelle Arnulf a travaillé sur le langage des « parleurs nocturnes ».

« Il a fallu cinq ans pour retranscrire les propos de 232 personnes enregistrées pendant leur sommeil et les analyser avec des linguistes et des orthophonistes », précise la neurologue.

A travers cette étude, les chercheurs ont montré que le langage nocturne possède les mêmes caractéristiques qu’à l’éveil : il est grammaticalement correct, les gestes qui accompagnent les paroles sont conservés, et dans 90% des cas, le « parleur nocturne » s’adresse à quelqu’un et laisse un blanc pour que son interlocuteur réponde. Quant au vocabulaire utilisé, il est essentiel familier, voire vulgaire et même parfois violent. Selon la chercheuse, la forte présence de gros mots pourrait s’expliquer par le fait que, durant le sommeil, le cortex préfrontal qui contrôle une partie de nos comportements est moins actif.  

« Le mot non est le plus prononcé pendant les rêves, indique Isabelle Arnulf. Il apparaît cinq fois plus que durant l’éveil. Pas, merde et putain sont les autres mots les plus souvent prononcés. »

Plus globalement, les mots employés témoignent majoritairement d’émotions négatives comme la peur, l’angoisse ou le dégoût et traduisent souvent une préoccupation ou des menaces. Cela correspond au fait que deux tiers de nos rêves sont en réalité des cauchemars. Ces derniers auraient, selon les chercheurs, une fonction importante pour notre vie quotidienne. Simuler des menaces dans un environnement imaginaire permettraient, pour les neuroscientifiques, de mieux s’adapter aux difficultés de la journée à venir. Les rêves joueraient également un rôle crucial pour « digérer » les émotions accumulées pendant la veille.

Le mot non est le plus prononcé pendant les rêves. Il apparaît cinq fois plus que durant l’éveil. Pas, merde et putain sont les autres mots les plus souvent prononcés.

« Cette hypothèse, souligne la chercheuse, est renforcée par le fait que l’amygdale, cette zone du cerveau qui gère nos émotions négatives, est active durant le sommeil paradoxal et ne l’est plus au réveil. Comme si dormir permettait de remettre à zéro le compteur de nos émotions. »

Cela expliquerait ainsi pourquoi le manque de sommeil a des conséquences sur l’humeur et la régulation des émotions.