Le parti du pouvoir, Russie unie, dont on aperçoit le logo en bas à gauche de cette affiche électorale, multiplie les manoeuvres pour obtenir une victoire écrasante aux prochaines législatives. Alexander Nemenov/AFP
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Russie unie : des législatives (presque) totalement contrôlées par le pouvoir

Le Kremlin fait preuve d’un acharnement constant contre les voix discordantes et ce cycle électoral est, paradoxalement, l’occasion d’un renforcement de l’autoritarisme. Quelles sont les logiques à l’œuvre dans ce processus ? Réponse avec Myriam Desert, professeure émérite de civilisation russe.

Dans la perspective des élections législatives qui se dérouleront du 17 au 19 septembre, le pouvoir russe n’a cessé, depuis le début de l’année 2021, de verrouiller toujours plus l’espace public. Si la cote de popularité du parti du pouvoir, Russie unie (RU), n’a jamais été aussi basse (27 %), celle de Vladimir Poutine reste confortable (61 %) et personne ne doute que RU obtiendra la majorité constitutionnelle à la Douma (soit 301 députés sur 450).

Pourtant, le Kremlin fait preuve d’un acharnement constant contre les voix discordantes et ce cycle électoral est, paradoxalement, l’occasion d’un renforcement de l’autoritarisme. Quelles sont les logiques à l’œuvre dans ce processus ?

L’enjeu des élections

Ces législatives ont lieu dans un contexte de mécontentement social croissant : la réforme de la législation des retraites en 2018 et la paupérisation de plus en plus de Russes, accentuée par la crise de la Covid, ébranlent le « consensus de Crimée » qui, après le « rattachement » de cette région ukrainienne à la Russie en 2014, avait resserré les rangs autour du président. Et au cas où cela aurait été nécessaire, les « tracas » que connaît Alexandre Loukachenko en Biélorussie rappellent à l’équipe dirigeante russe la vulnérabilité des régimes autoritaires.

Or les élections régionales à la Douma de Moscou en 2019 ont illustré la capacité de l’opposition à ébranler l’hégémonie de Russie unie (les candidats « indépendants » ont alors réussi à remporter 20 des 45 sièges). Et les manifestations suscitées par l’arrestation d’Alexeï Navalny en janvier 2021 ont montré que la sensibilité protestataire ne se limite plus aux grandes métropoles : le territoire tout entier est désormais inflammable.

Par ailleurs, le système électoral mixte (225 sièges octroyés au scrutin de liste, autant au scrutin uninominal à un seul tour) pourrait se retourner contre Russie unie. Si en 2016 il lui a profité (le parti a obtenu 54 % des sièges du scrutin de liste et 90 % de ceux du scrutin uninominal), aujourd’hui en revanche, sur toile de fond d’insatisfaction grandissante, l’apparition, dans l’arène publique locale, d’activistes portant un discours critique se fait dangereuse. D’autant plus que la proximité de ces candidats avec les électeurs leur permet de rendre convaincantes et attrayantes leurs pratiques démocratiques : tel candidat associe, via les réseaux sociaux, ses électeurs au choix des questions à poser à son rival de RU lors d’un débat (M. Lobanov à Moscou), tandis qu’à Perm le groupe des candidats indépendants expose en toute transparence sur sa page Facebook la façon dont est dépensé le financement que lui procurent les actions de ses partisans (vente de top bags, visites éco-citoyennes payantes des forêts alentour, etc.). Or dans un contexte de faible participation électorale, il suffit de relativement peu de voix pour faire basculer les résultats.

Au cours de l’hiver 2011-2012, les mobilisations suscitées par les fraudes électorales éhontées avaient conduit le président alors en exercice, Dmitri Medvedev, à « assouplir » la loi électorale (ce qui permet à 14 partis de figurer sur le bulletin de vote du scrutin de liste). Aujourd’hui, le pouvoir veut gagner les élections avant qu’elles n’aient lieu, pour éviter de devoir se livrer à des manipulations massives. « Il faut gagner les élections de façon honnête et incontestable, ne laisser aucune chance aux opposants », affirme le même Medvedev, désormais chef de RU.

Pour le régime, il ne s’agit pas tant de gagner une élection que d’orchestrer un référendum de confiance au président. Les objectifs chiffrés adressés par le Kremlin aux responsables de Russie unie sont donc élevés : 50 % (de participation)/55 % (de votes pour le parti du pouvoir). Autrement dit, il faudrait dépasser les résultats atteints aux législatives de 2016, à l’apogée du « consensus de Crimée » (respectivement 49 et 54 %).

Projet fort peu réaliste. Il faut donc « forcer » le réel.

La machine de guerre électorale

La tactique se déploie en deux volets : mobiliser l’électorat loyaliste (s’assurer de sa participation) et démobiliser le reste des électeurs (notamment en éliminant les candidats susceptibles de recueillir leurs voix).

Les moyens de la première opération sont classiques : distribuer quelques subsides (primes exceptionnelles aux retraités, aux militaires) et proclamer la proximité du pouvoir et de son parti avec le peuple. Le programme électoral est qualifié de « populaire » et se garde de reprendre les grandes promesses de naguère (comme celle de « multiplier la classe moyenne par deux d’ici 2025 »), et les candidats au scrutin uninominal se focalisent sur les objectifs concrets (assurer l’alimentation en eau chaude, créer une salle de sport, etc.).

Un autre levier usuel est le thème des menaces qui pèsent sur la Russie. Les têtes de liste de RU ont été choisies non seulement pour leur popularité, mais aussi pour leurs fonctions emblématiques : il s’agit des ministres de la Défense et des Affaires étrangères.

Il est fait feu de tout bois pour alimenter le fantasme de la Russie comme « forteresse assiégée », montrer à quel point la Russie est mal aimée ; une illustration récente en est le tollé suscité jusque dans les milieux dirigeants par le fait que, pour la première fois depuis des décennies dans l’histoire des Jeux olympiques, la médaille d’or en gymnastique a échappé à l’athlète russe qui la méritait, affirme-t-on.

Un autre danger est brandi : celui de l’« extrémisme ». Extrémisme que l’appareil législatif a mis en forme tout l’été, et dont la prégnance est rappelée par l’encart qui s’affiche sur l’écran quand s’expriment, dans les débats télévisés, les candidats critiques : « affilié à un mouvement extrémiste ».

Après la qualification stigmatisante (et pénalisante) d’« agent de l’étranger », les catégories « personnalité indésirable » et « extrémiste » sont entrées dans l’arsenal judiciaire et ont vu leur domaine d’application s’élargir en quelques semaines, touchant notamment le champ médiatique, avec la chaîne de télévision (désormais diffusée exclusivement sur Internet) Dojd, influent média non soumis au pouvoir. Bon gré mal gré, les médias respectent l’obligation de mentionner ce « stigmate » lorsqu’ils donnent la parole à ceux qui en sont frappés, car le montant phénoménal des amendes, en cas de non respect de cette obligation légale, les condamnerait à la mort économique, ce qui réduirait encore plus l’espace de parole.

Ce « marquage » infamant permet à la fois de mobiliser l’électorat loyaliste, qui le tient pour justifié, et d’éliminer les candidats critiques. C’est ainsi que les activistes du FBK (Fonds de lutte contre la corruption, fondé par Navalny) qui s’étaient lancés dans la campagne électorale comme candidats ont pu être écartés grâce à un vote de la Douma entérinant la nature « extrémiste » de cette organisation. De façon générale, la fabrication improvisée d’une inculpation est utilisée pour invalider la candidature des candidats indésirables.

L’examen du patrimoine des candidats est un autre moyen d’arriver à ce résultat. Ce fut le cas par exemple pour le N° 3 du KPRF (liste communiste) Pavel Groudinine, accusé de détenir des actifs étrangers, accusation qu’il rejette. Soulignons que cette prétendue infraction n’avait pas été relevée lors de sa candidature à la présidence en 2018.

À l’élimination des candidats malvenus s’ajoute l’intimidation de leurs partisans. Ainsi, les manifestations de janvier en soutien à l’opposant emprisonné, au motif qu’elles auraient « mis en danger la vie d’autrui dans un contexte de pandémie », ont permis d’inculper aussi bien des proches de Navalny comme Lioubov Sobol que de simples « figurants ».

Mentionnons également les visites de la police à des personnes dont le nom apparaissait dans les listes de soutien au FBK. Le caractère aléatoire des châtiments contribue à développer un sentiment de vulnérabilité générale, démoralisant et démobilisant.

La finalité de la campagne électorale est transformée : plutôt que de chercher à gagner un nouvel électorat, le pouvoir vise à dissuader d’agir ceux qui ne lui sont pas acquis.

Ajoutons que la capacité de manipulation du vote a été élargie, la pandémie étant convoquée comme prétexte : étalement du scrutin sur trois jours (officiellement pour éviter la concentration et donc l’absence de distanciation sociale, ce qui rend problématique la surveillance des urnes la nuit), observateurs tenus à distance avec les mêmes arguments, introduction du vote électronique dans sept régions (difficilement contrôlable), élargissement du vote à domicile (la liste des électeurs de plus de 55 ans a été transmise par les services sociaux aux commissions électorales)…

Les limites de la toute-puissance du Kremlin

Divers éléments fragilisent néanmoins cette prise de contrôle. Ces élections doivent mettre en scène non seulement la confiance de la population dans le président russe, mais également le fonctionnement démocratique du système. Il faut donc du pluripartisme, un semblant d’opposition « institutionnalisée » selon la rhétorique en vigueur.

Si les politologues russes s’accordent pour souligner que les partis en lice sont tous peu ou prou l’œuvre du Kremlin, certains s’appliquent à distinguer ceux qu’ils qualifient de « spoilers » (totalement instrumentalisés, destinés à « voler » les voix à des formations, comme le Parti communiste, qu’il ne faudrait pas laisser prendre trop d’espace) et les « ersatz de partis », susceptibles de s’autonomiser (tel par exemple le parti « Gens nouveaux »).

Il y a là un potentiel centrifuge, qui n’est pas absent non plus des formations de l’« opposition institutionnalisée » (au premier rang desquelles le Parti communiste et le Parti libéral-démocrate dirigé par Vladimir Jirinovski). Les membres de ces partis peuvent d’autant plus facilement s’affranchir de la « ligne générale » qu’elle est fort peu articulée, faute d’une vraie idéologie pour la sous-tendre.

La logique bureaucratique des « objectifs chiffrés » peut elle aussi se révéler contre-productive quand des exécutants, plus zélés qu’avisés, se lancent dans des improvisations dommageables. C’est ainsi que dans l’une des circonscriptions de Saint-Pétersbourg, pour tromper les électeurs du candidat d’opposition Boris Vichnevski, deux autres candidats ont non seulement changé leurs nom et prénom (prenant celui de leur rival), mais également leur physionomie (se laissant pousser la barbe à son image) !

Le grotesque de la situation a suscité moult mèmes drolatiques sur les réseaux sociaux et augmenté par là même la notoriété du vrai Vichnevski. Cet épisode a également montré la faiblesse de l’instance de régulation des élections : la présidente de la Commission centrale électorale n’a pu qu’exprimer sa colère et inciter les « fautifs » à retirer spontanément leur candidature.

L’introduction du vote électronique a également été une occasion de plusieurs faux pas, lorsque la direction de tel ou tel établissement public a fait pression sur les fonctionnaires sous sa houlette pour qu’ils optent pour cette modalité. Là aussi, les réseaux sociaux se sont emparés de l’erreur tactique et des internautes ont mis en place un service « Votre choix/vote » (en russe, il n’y a qu’un seul mot pour ces deux sens) pour aider juridiquement ceux qui se trouvaient confrontés à une tentative de pression de la part de leurs supérieurs hiérarchiques (désireux de montrer leur capacité à « faire du chiffre »).

Autre exemple d’amateurisme : pour inciter à choisir le « vote électronique », il a été instauré à Moscou une loterie, reprenant une opération qui avait été testée lors du référendum sur la Constitution (en s’inscrivant, on participe à la loterie). Sauf qu’il n’y a pas eu concertation sur la prise en charge financière des lots pour les gagnants : si lors du référendum, les entreprises participantes avaient reçu une compensation pour les cadeaux relativement modestes offerts alors, face à l’inflation des cadeaux (appartements ou véhicules automobiles), ils n’ont pas manqué de poser la question du financement, restée sans réponse.

L’attachement au formalisme juridique souligne quant à lui la dimension dérisoire de certaines manœuvres du pouvoir. Pour donner une apparence légale au blocage du site « Le choix intelligent » (initiative d’Alexeï Navalny sur laquelle nous reviendrons), il a été fait recours à la législation commerciale : plainte pour abus d’une marque déposée (par un entrepreneur proche des structures de force). Efficace puisque cela permet d’exiger des moteurs de recherche qu’ils ne fassent pas apparaître le site de Navalny, mais peu glorieux. Le pouvoir peut aussi se montrer tâtonnant dans son usage du judiciaire : lorsque des journalistes ont fait des « piquets » (forme de manifestation solitaire encore théoriquement autorisée) devant le ministère de la Justice pour protester contre la qualification de certains d’entre eux comme « agents de l’étranger », ils ont été emmenés au poste de police. Dans un premier temps, l’interpellation a donné lieu à un « procès verbal de conversation prophylactique », transformé quelque temps plus tard en « protocole d’infraction à la réglementation des manifestations ».

Il y a une part d’improvisation dans les agissements de ce pouvoir que la solidité juridique de ses adversaires – lesquels ne manquent pas de faire appel des nombreuses décisions de justice qui balisent leur éviction – oblige à faire des ajustements à vue. L’interaction entre le pouvoir et l’association Golos (la voix), qui forme des observateurs des élections, illustre une adaptation mutuelle. Lorsque la retransmission en direct du scrutin depuis les bureaux de vote, de généralisée est devenue limitée à quelques lieux dédiés, Golos a épousé la rhétorique du pouvoir pour contester la chose, rappelant l’intervention personnelle de Vladimir Poutine en 2012 pour annoncer l’installation de caméras dans tous les bureaux de vote, et utilisant la pandémie comme argument contre la concentration des observateurs dans les lieux dédiés. Lorsque l’association a été frappée du statut « d’agent de l’étranger », accusation réservée aux organisations ayant une personnalité juridique, ce qui fut aussitôt relevé, le pouvoir a dû modifier la législation. Le pouvoir l’emporte bien sûr, mais ce n’est pas forcément lui qui mène la danse à tout moment.

Quelles perspectives pour l’opposition ?

Le prisonnier Navalny apparaît en filigrane dans la campagne électorale. La question « considérez-vous qu’il est un prisonnier politique ? » revient immanquablement dans les interviews que donnent aux médias non officiels les représentants des divers partis nouveaux. La réponse (presque toujours négative) est bien sûr un marqueur.

Il est surtout présent par le « vote intelligent », tactique mise au point par son équipe, qui a fait ses preuves aux élections à la Douma de Moscou en 2019. Il s’agit, dans chaque circonscription, d’identifier le candidat le mieux placé pour battre celui de Russie unie et d’appeler les électeurs locaux à voter pour lui (ce n’est applicable qu’au scrutin uninominal). Cet instrument de coordination est devenu la cible prioritaire du pouvoir… ce qui a augmenté sa visibilité.

Cette tactique ne fait pas pour autant l’unanimité au sein de l’électorat critique. Il a par exemple été totalement rejeté par Grigori Iavlinski, le leader du parti Iabloko, qui a carrément appelé les partisans de Navalny à ne pas voter pour les candidats de son parti au cas où ils seraient recommandés par le « vote intelligent », au motif qu’il ne partage pas les valeurs nationalistes qu’a pu exprimer naguère l’opposant. En outre, une partie de l’électoral libéral s’alarme d’une tactique qui amène souvent à donner l’onction à des candidats communistes, bien perçus localement et donc bien placés pour battre Russie unie. Ce qui augmente le poids du KPRF.

Mais la question fondamentale qu’affrontent les activistes critiques envers le pouvoir est celle de la mobilisation des électeurs : comment persuader qu’il faut voter alors que le résultat semble prédéterminé, que le pouvoir s’applique à démontrer qu’il est la seule issue ? Ils appellent leurs concitoyens à ne pas se montrer indifférents (« non indifférents » est devenu l’euphémisme timide pour parler de l’engagement), ils misent sur l’effet mobilisateur des agissements excessifs du régime (comme ce fut le cas lors des manifestations de janvier, durement réprimées), soulignent que le vote est désormais la seule façon non dangereuse d’exprimer son opinion.

Ils ne proposent pas de gagner les élections, et encore moins de renverser le système. Ils invitent à changer modestement le paysage politique en faisant en sorte que des voix discordantes aient accès à l’arène politique, expliquent que faire entendre des « questions qui dérangent » est un moyen d’améliorer la situation dans le pays.

Au final, les enjeux des élections législatives se trouvent reconfigurés aussi bien par le pouvoir que par ses opposants.

Que feront les électeurs ? Pour l’instant, la seule réponse quantifiée est le nombre des personnes qui se sont inscrites pour être observateurs dans les bureaux de vote. À quelques jours du scrutin, le pic de 2011 est atteint. 2011, année où l’annonce de la permutation des postes entre Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine avait piqué au vif l’amour-propre de nombreux Russes, sortis en masse dans les rues pour protester… sans obtenir de résultats probants.


Myriam Desert, Professeur émérite, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.