Soldat russe. Vectorkel/Shutterstock
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Qui sont les soldats russes qui combattent en Ukraine ?

Dans le contexte de la guerre lancée par le régime de Vladimir Poutine contre l’Ukraine le 24 février dernier, il est important de revenir sur la composition de l’armée russe, notamment du point de vue ethnique et social, car ces aspects échappent souvent à la considération des observateurs

En 2008, la Russie a lancé la grande réforme de ses forces armées. Au-delà de la modernisation des matériels et de l’armement, il s’agissait d’optimiser les effectifs et de professionnaliser les contingents.

Les effectifs ont été fixés à un million d’hommes. Dans les faits, les militaires professionnels, soldats comme officiers, dont le nombre total s’élève à plus de 700 000 personnes, sont toujours appuyés par quelques 260 000 conscrits. Environ 130 000 d’hommes de 18 à 27 ans sont appelés sous les drapeaux à chacun des deux appels annuels, la durée du service militaire obligatoire étant actuellement de douze mois.

Dans le contexte de la guerre lancée par le régime de Vladimir Poutine contre l’Ukraine le 24 février dernier, il est important de revenir sur la composition de l’armée russe, notamment du point de vue ethnique et social, car ces aspects échappent souvent à la considération des observateurs. Ils sont pourtant révélateurs de la structure même de la société russe d’aujourd’hui.

Une institution globalement respectée

Aux côtés de la présidence et des différents services de sécurité, l’armée est traditionnellement l’une des institutions sociales les plus respectées en Russie. Aujourd’hui, une majorité de Russes font confiance à leurs forces armées, et estiment que celles-ci sont largement capables de protéger le pays en cas de conflit militaire. Cette opinion était partagée par 60 % des sondés en janvier 2014, soit avant le début du conflit russo-ukrainien et l’engagement militaire de la Russie en Syrie ; le ratio serait passé à 89 % aujourd’hui.

En mai 2021, 61 % des Russes, selon les chiffres du Centre Levada, institut de sondage indépendant, approuvaient l’affirmation selon laquelle « tout vrai homme » devrait faire son service militaire. 24 % (42 % parmi les 18-24 ans) considéraient que celui-ci constituait un « devoir qu’il faut rendre à l’État », même s’il peut contredire les projets individuels. Seulement 12 % des sondés disaient alors que le service militaire était « inutile et dangereux » et devait ainsi être « évité à tout prix ». Ces chiffres ne constituent cependant qu’une façade qui cache des réalités sociales complexes.

Une armée historiquement multinationale

La formule officielle, qui veut que la Russie se soit constituée comme un « État pluriethnique et multiconfessionnel », s’applique également aux affaires militaires.

Les régiments culturellement non russes existaient au sein des armées impériales et, tout au long du XIXe siècle, faisaient partie de la garde personnelle du tsar. Pendant la Première Guerre mondiale, la Division indigène de cavalerie caucasienne, dite « Division sauvage », était presque entièrement composée de volontaires issus des peuples musulmans de l’Empire russe.

À l’image de l’Union soviétique, l’Armée rouge fut, elle aussi, multinationale. La Seconde Guerre mondiale concerna d’ailleurs l’ensemble des populations d’URSS. Étant donné que les forces armées reposaient sur la conscription, les autorités soviétiques prenaient le « facteur ethnique » très au sérieux, qu’il s’agisse de la répartition des conscrits selon la région de stationnement, de la limitation par division du nombre de soldats représentant des nationalités considérées comme « agressives » (les peuples caucasiens notamment), ou encore du recours à des soldats comme traducteurs militaires (comme les Tadjiks pendant l’invasion soviétique en Afghanistan).

Dès 1979, le régime soviétique a même sollicité deux détachements des forces spéciales connus sous le nom de « bataillons musulmans » en Afghanistan. Bien que ces pratiques soient à l’évidence moins appliquées dans la Russie d’aujourd’hui, la composante pluriethnique est toujours caractéristique de ses forces armées.

Une surreprésentation des minorités dans l’armée russe

La guerre actuelle en Ukraine permet d’en mesurer l’ampleur, en dépit de l’indisponibilité des données officielles complètes.

Une semaine après le lancement de ce que Moscou appelle une « opération militaire spéciale », les journalistes de l’antenne russe de Radio Free Europe/Radio Liberty ont par exemple analysé le contenu de plusieurs chaînes Telegram ayant publié des informations sur des soldats russes morts ou capturés en Ukraine. Les résultats de l’analyse ont révélé que 30 % environ des patronymes s’apparentaient à ceux que portent des personnes issues des minorités « non russes », dont une grande majorité de culture musulmane. Il y aurait donc, parmi les soldats, une surreprésentation des minorités, qui constituent près de 20 % de la population générale de la Russie.

Un constat similaire est dressé par le chercheur indépendant Kamil Galeev, qui a pu accéder à une liste des soldats blessés envoyés dans un hôpital de la région russe de Rostov-sur-le-Don, située à la frontière avec l’Ukraine (régions de Donetsk et de Louhansk). Or, ces données restent incomplètes et ne permettent pas d’affirmer avec certitude, comme le fait Galeev, que l’armée russe devient celle « des minorités ». Les pertes humaines de l’armée russe confirmées par les sources officielles à la date du 5 avril 2022 (1 083 personnes), montrent en effet que les soldats et officiels morts en Ukraine provenaient de l’ensemble des régions de Russie.

D’autre part, l’envoi des militaires d’origine « non slave » pour faire la guerre en Ukraine pourrait relever d’un choix stratégique des autorités russes, compte tenu des liens familiaux existant entre de nombreux Russes ethniques et Ukrainiens. Nous savons aussi que l’État russe fixe annuellement des quotas pour éviter qu’il y ait trop de conscrits issus des régions du Nord-Caucase, par crainte de voir se multiplier des troubles ethniques au sein des régiments. Le terme russe zemliatchestvo vient décrire ces communautés d’entraide, qui se forment entre les conscrits de la même région d’origine et constituent des hiérarchies informelles coexistant avec la discipline militaire.

Toutefois, nul ne peut ignorer la présence importante, voire la surreprésentation, des personnes d’origine ethnique ou culturelle « non russe » dans les forces armées régulières, sans parler des bataillons tchétchènes déployés en Syrie (essentiellement de la police militaire) puis en Ukraine (essentiellement de la Garde nationale), qui affichent un dévouement sans limite envers leur chef, Ramzan Kadyrov.

Plusieurs facteurs viennent expliquer cette situation, révélatrice de l’état actuel de l’armée et de la société russe tout entière.

Démographie, mobilité sociale et stagnation économique

Le premier facteur est démographique. Pendant la période de 2018 à 2020, l’accroissement naturel a été constaté dans seulement 17 régions de Russie, sur 85 au total (en tenant compte de la Crimée et de la ville de Sébastopol, annexées illégalement en 2014). Parmi ces 17 régions où le taux de natalité est supérieur au taux de mortalité, les territoires autonomes constitués sur une base ethnique « non russe » sont majoritaires. Cette tendance est pérenne et se confirme sur une période plus longue, notamment depuis les années 1990 et 2000.

Outre les républiques musulmanes du Nord-Caucase (Daghestan, Ingouchie, Kabardino-Balkarie, Karatchaïévo-Tcherkessie, Tchétchénie), trois républiques sibériennes en font partie : la Iakoutie (Sakha), la Bouriatie et la Touva. Il n’est donc pas surprenant que ces territoires fournissent un nombre élevé de conscrits, proportionnellement à celui de leurs habitants.

Un deuxième facteur permettant d’éclairer la présence importante des minorités ethniques dans l’armée russe tient au fait que le service militaire constitue un moyen privilégié de mobilité sociale pour ces jeunes hommes « non slaves », qui peuvent faire l’objet de stigmatisation dans des régions majoritairement peuplées par des Russes ethniques. Une tendance similaire s’observe dans d’autres pays, par exemple aux États-Unis où les personnes noires sont surreprésentées dans les forces armées. Par ailleurs, la possibilité de faire une carrière stable attire un certain nombre de citoyens étrangers âgés de 18 à 30 ans et maîtrisant le russe (notamment des ressortissants des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale) : depuis 2010, ils ont l’opportunité de rejoindre les forces armées russes, en signant un contrat d’engagement de cinq ans, renouvelable en cas d’acquisition de la citoyenneté russe.

Une armée de pauvres ?

S’y ajoute un troisième facteur qu’il est difficile de sous-estimer : les territoires autonomes mentionnés sont des régions périphériques et économiquement défavorisées, à l’instar de nombreuses régions « ethniquement russes ». Ces territoires se caractérisent souvent par des taux de chômage élevé et des niveaux de revenus bas, surtout en comparaison avec les grandes métropoles du pays. Ces inégalités économiques et sociales se traduisent par des attitudes divergentes à l’égard du service militaire obligatoire.

En effet, de nombreux jeunes issus des milieux relativement aisés ont une image plutôt négative du service militaire et de l’armée en général, en dépit des statistiques citées plus haut. Beaucoup de jeunes des grandes villes sont habitués au confort de la vie urbaine et de la société de consommation, et ne se sentent pas prêts à sacrifier leur vie pour la patrie. Ils ont ainsi recours à des manœuvres d’évitement de la conscription : poursuivre des études universitaires pour obtenir une dispense temporaire ; payer un médecin pour obtenir un faux certificat d’exemption et se faire réformer ; ou, dans le pire des cas, implorer un service civil alternatif sous forme de travaux d’intérêt général (dans un hôpital par exemple).

Le salaire moyen d’un militaire professionnel – 32 000 roubles (380 euros environ) selon les chiffres du ministère russe de la Défense, en dessous du salaire moyen officiel affiché à plus de 50 000 roubles (600 euros) – ne risque pas d’attirer grand monde parmi les classes moyennes éduquées, même si, en pratique, les revenus sont complétés par des garanties sociales de plus en plus importantes (logement, pension militaire, prêts à des taux d’intérêt préférentiels, accès à des infrastructures culturelles et sportives).

En revanche, le service militaire s’avère plus attractif aux yeux des personnes issues des milieux moins favorisés. Si certains n’ont simplement pas les moyens financiers d’éviter la conscription, d’autres voient l’entrée dans l’armée comme une possibilité de carrière stable et rémunérée, d’autant plus que le statut social des militaires s’est nettement amélioré depuis les années 2000. Cela est notamment dû à la hausse des dépenses dans le domaine de la défense (les chiffres officiels étant probablement sous-estimés), à une meilleure discipline entraînant la diminution des pratiques de bizutage (dedovchtchina), ainsi qu’à la baisse de la durée du service militaire (qui est passée de 24 à 12 mois depuis 2008).

Outre les stéréotypes de la masculinité décrivant l’armée comme une « école de vie des vrais hommes », ces changements conduisent à ce que de nombreux jeunes hommes originaires de la Russie périphérique, celle des petites villes et des campagnes, souhaitent, de leur plein gré, rejoindre les rangs des soldats. Des situations inattendues peuvent surgir, par exemple lorsque de jeunes ressortissants du Nord-Caucase sont prêts à payer (sic) pour être admis parmi les conscrits pour ensuite envisager un avenir dans l’armée de métier.

S’il est difficile, aujourd’hui, de mesurer les effets de ces facteurs ethniques et sociaux sur la conduite et les conséquences de la guerre en Ukraine, il faut les prendre en compte pour mieux comprendre l’état actuel de la société russe. Aussi, la présence importante des minorités n’est pas sans corrélation avec le rôle grandissant de l’islam en Russie, et la composition sociale de l’armée russe s’aligne sur la condition des classes populaires russes, touchées aujourd’hui par des sentiments d’impuissance et de désarroi et, demain sans doute, par une nouvelle paupérisation.


Sergei Fediunin, Docteur en science politique de l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), attaché temporaire d'enseignement et de recherche en civilisation russe, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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