À une profondeur de plus de 60 mètres, les gorgones sont saines, colorées et en bonne santé : la profondeur les a temporairement protégées de la hausse de la température. Mais pour combien de temps ? Alexis Rosenfeld avec l’Unesco
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Les fonds marins, refuge pour les forêts de gorgones menacées par les vagues de chaleur ?

En trouvant refuge plus profondément dans les mers, les gorgones rouges pourraient échapper aux vagues de chaleur marine.

Au cours des vingt dernières années, les océans du monde ont subi une augmentation notable des épisodes de températures de surface de la mer élevées, dits vagues de chaleur marine.

Ces événements sont devenus plus fréquents et intenses au fil du temps, entraînant des modifications significatives au sein des écosystèmes marins. Les températures élevées de l’océan conduisent souvent à des mortalités massives parmi les organismes marins.

Un phénomène particulièrement prononcé pendant les mois d’été en mer Méditerranée, notamment entre juillet et août. Parmi les espèces très touchées par cette perturbation environnementale figure la gorgone rouge, Paramuricea clavata.

Des coraux à l’importance écologique majeure en raison de leur rôle d’espèce ingénieur. Lorsque les populations de gorgones rouges atteignent des densités élevées d’individus de grande taille, elles créent des habitats semblables à des forêts sous-marines qui servent de refuge ou de territoire de chasse à de nombreuses espèces, renforçant ainsi la biodiversité locale. Leur déclin peut donc avoir des conséquences dévastatrices sur l’ensemble de l’écosystème marin.

Des recherches récentes menées avec plusieurs collègues suggèrent toutefois qu’en trouvant refuge plus profondément dans les mers, où la température augmente moins, les gorgones rouges pourraient échapper aux vagues de chaleur marine.

Vagues de chaleur marine et mortalité

On rapporte des épisodes de mortalités massives de gorgones rouges dès les années 1980, mais la fréquence des événements documentés s’intensifie à partir de 1999 : 2003, 2006, 2018 et 2022…

Comme les incendies dévastent les forêts terrestres, les vagues de chaleur marines déciment les populations peu profondes en Méditerranée, de l’Espagne à la France et à l’Italie, ainsi qu’en Croatie. Celle de l’été 2022, l’une des plus dramatiques de l’histoire de la Méditerranée occidentale, a été particulièrement meurtrière pour les gorgones rouges, à des profondeurs allant jusqu’à 30 mètres.

La gravité de ces pertes – directement liées à la chaleur à la surface de la mer – semble dépendre à la fois de la sévérité de l’augmentation de la température et de la durée pendant laquelle les températures élevées persistent. Deux paramètres qui, ensemble, rendent sa survie de plus en plus difficile.

Chercher la fraîcheur plus en profondeur

Malgré cette situation préoccupante, une lueur d’espoir subsiste. La gorgone rouge possède en effet une vaste gamme bathymétrique – en d’autres termes, l’intervalle de profondeur au sein de laquelle l’espèce peut survivre : si cette gamme est large, l’espèce sera présente à la fois en surface et en profondeur.

En l’occurrence c’est le cas, puisqu’on la trouve entre 10 et 200 mètres : quand bien même les populations en surface sont décimées, celles en profondeur restent présentes. À l’inverse, une espèce qui ne se trouverait que dans les premiers 30 mètres de profondeur serait complètement éliminée par les mortalités liées à l’augmentation de la température de l’eau.

Les relevés de température indiquent en effet que jusqu’à présent, au cours des vagues de chaleur marines la température décroît à mesure que l’on descend en profondeur. Autrement dit, les forêts de gorgones peuvent encore trouver refuge dans des zones plus profondes pour se protéger des menaces qui pèsent sur elles en surface.

Des données scientifiques insuffisantes

Malheureusement, la plupart des données scientifiques sur les mortalités de gorgones rouges concernent principalement les populations peu profondes, situées à des profondeurs entre 15 et 25 mètres, avec quelques rares cas allant au-delà de 30 mètres.

Récemment, des programmes de sciences citoyennes – souvent menés par des plongeurs récréatifs en scaphandre autonome -– ont joué un rôle essentiel dans la détection précoce de ces événements de mortalité en fournissant des données précieuses. Mais leurs observations sont généralement limitées aux faibles profondeurs.

Grâce aux avancées significatives dans les technologies de plongée sous-marine, les scientifiques sont désormais capables de mener des recherches à des profondeurs inédites. L’adoption des recycleurs à circuit fermé (CCR), qui recyclent l’air expiré, permet des plongées plus longues, et l’utilisation de mélanges de gaz respiratoires, appelés TRIMIX, rendent des plongées possibles à des profondeurs encore plus grandes.

Grâce à ces progrès, notre groupe de chercheurs français (CNRS, Ifremer, Sorbonne et Septentrion Environnement) et espagnols (CSIC) a pu surveiller la santé des populations de gorgones rouges à des profondeurs allant jusqu’à 90 mètres dans la mer Méditerranée.

Mortalité en baisse à plus de 40 mètres

L’analyse des données recueillies auprès de 14 populations de gorgones rouges profondes situées entre 40 et 90 mètres de profondeur, combinée aux données de 29 populations moins profondes provenant d’une initiative de science citoyenne (base de données T-MedNet), a révélé une réduction significative de la mortalité en dessous du seuil de 40 mètres.

Cette découverte suggère que la zone située en dessous de 40 mètres, également connue sous le nom de zone mésophotique – ou zone crépusculaire en raison de la réduction marquée de la pénétration de la lumière – peut fonctionner comme un refuge pour la gorgone rouge méditerranéenne, protégeant ses populations des effets néfastes des vagues de chaleur marine.

Ces conclusions confirment l’hypothèse des « refuges de récifs profonds », selon laquelle les populations marines résidant à des profondeurs plus importantes sont moins sensibles aux impacts du changement climatique, en particulier en ce qui concerne l’augmentation des températures de surface de la mer.

Refuge temporaire

Notre connaissance des populations situées en dessous de 40 mètres reste cependant limitée, ce qui restreint notre capacité à prédire comment les vagues de chaleur marine les affecteront.

La préservation des populations en profondeur ne perdurera peut-être pas lorsque des vagues de chaleur marine plus fréquentes et plus graves affecteront la température à des profondeurs jusqu’alors non exposées. À ce moment, les populations des zones plus profondes pourraient en outre présenter une tolérance à la chaleur moindre que leurs homologues plus superficielles et donc être plus vulnérables.

Par conséquent, ce refuge en profondeur ne protège pas définitivement les gorgones contre les effets du changement climatique. Leur subsistance dépendra surtout de l’étendue de la connectivité entre ces populations (c’est-à-dire, leur capacité à se mêler l’une à l’autre) et de leur réaction aux températures de l’eau en augmentation, paramètres encore mal connus.

Mieux comprendre pour mieux protéger

Il est donc capital d’améliorer notre connaissance de la zone mésophotique, de la connectivité entre populations profondes et peu profondes et de la façon dont chaque population s’adapte aux conditions environnementales changeantes, afin de déterminer jusqu’à quand ces refuges perdureront.

Voyons ce refuge temporaire comme un don des profondeurs marines, qui nous offre un délai supplémentaire pendant lequel les populations profondes sont à l’abri des effets du réchauffement climatique. Et profitons au mieux de cette période de répit pour comprendre le fonctionnement de ces forêts sous-marines, des mécanismes de résilience, et éventuellement concevoir des interventions de restauration.

Tout cela ne sera cependant d’aucune utilité si nous ne nous engageons pas à inverser le processus de changement climatique en adoptant des politiques visant à réduire les émissions de CO2.


Lorenzo Bramanti, Chargé de Recherches CNRS à l'Observatoire Océanologique de Banyuls, au Laboratoire d'écogéochimie des environnements benthiques, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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