Paris est un laboratoire linguistique depuis le Moyen Âge. Mana 5280/unsplash
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Entre verlan, yiddish et bambara : les mille langues de Paris qui ont façonné le français

Parce qu’elle concentre la plus large palette linguistique de France, Paris offre un laboratoire de normalisation et de manipulations de la langue. Dans Paris-Babel, Gille Siouffi retrace l’histoire linguistique de la capitale, métissée depuis le Moyen-âge. Collant aux usages réels, à rebours du récit national de monolinguisme, il montre qu’une langue ne se « parle » pas : elle s’invente en permanence. Extraits.

Quiconque se promène aujourd’hui dans Paris a de fortes chances d’y entendre, au bout de quelques minutes seulement, d’autres langues que le français. Peut-être même que la première langue qu’il ou elle entendra ne sera pas le français. Cuidado con el espacio entre el vagón y el andén, nous dit-on en espagnol si nous prenons le métro. Bientôt, c’est l’anglais dans les grands magasins. Cela est dû en partie à la forte dynamique touristique qui touche la capitale française. Celle-ci accueille environ 40 millions de visiteurs par an – le chiffre le plus important du monde, trente fois plus que ce qu’elle connaissait en 1950. Mais pas seulement. Bien des locuteurs du chinois, de l’italien, de l’arabe, du russe, du bambara que nous pouvons croiser dans Paris habitent bien la ville.

On dira que la chose est aujourd’hui commune, et se retrouve ailleurs en Europe, à Londres ou à Berlin par exemple. La plupart des grandes villes des Amériques – New York, Buenos Aires, Montréal – se sont construites historiquement sur l’apport constant d’une immigration diversifiée. […] La situation de Paris est un peu différente. Dans l’histoire de la France dont la ville a été très tôt capitale, elle a représenté un pôle central. Au Moyen Âge, elle était l’unique ville fortement peuplée. C’est en grande partie là que s’est construit le français, ou du moins la façon jugée la plus correcte de le parler. […]

Toutefois, siège de la standardisation du français, Paris a en réalité été tout au long de son histoire un creuset de langues, d’idiomes, de parlers divers, une véritable Babel. Ce phénomène existait déjà au Moyen Âge, mais n’a fait que se renforcer au fil des siècles.

En raison d’une histoire où la centralisation et le monolinguisme ont joué un grand rôle – « La langue de la République est le français », dit aujourd’hui notre constitution de 1958 –, la France a souvent minimisé ce caractère polyglotte et brassé. […]

Existe-t-il un parisien ?

D’emblée, entre tribus celtes d’origine, Romains, Francs, Vikings… la ville ancienne s’est construite au gré de conquêtes et d’immigrations qui l’ont fortement métissée. Au Moyen Âge, elle parlait deux langues : le latin, longtemps considéré comme seul digne d’être porté à l’écrit, et une parole du quotidien faite d’une multitude d’usages circonstanciels. Peut-on appeler français cette parole ? La question se pose. Ce français s’invente-t-il à Paris ? Y a-t-il quelque chose comme un parisien ? Et jusqu’à quand ?

Au fil du temps, on verra comment l’identité de la ville s’est forgée dans une cartographie de villages (parler de Montmartre, de la place Maubert, de Saint-Ouen, de Sarcelles…), par l’apport des parlers régionaux (gascon, normand, picard…), ou le contact avec des langues comme l’italien (au XVIe siècle), l’anglais (à plusieurs moments de l’histoire), le russe (après 1814, puis après 1917), le polonais, l’allemand, le yiddish, l’espagnol, l’arabe, le chinois…

Aujourd’hui, si un tel chiffre peut avoir du sens, une bonne centaine de langues y sont parlées. Certaines sont très visibles, entendues, parfois apprises. D’autres sont cantonnées dans le secret des familles ou de petits groupes, ignorées de la foule des Parisiens. Il est même vraisemblable que, comme à New York, certaines des langues les plus rares du monde y trouvent certains de leurs derniers locuteurs.

Wesh wesh et Marie-Chantals

Au fil de cette histoire linguistique de Paris, c’est aussi une histoire de ses acteurs qu’on lira, célèbres ou anonymes. C’est à Paris que s’est inventée la notion de « peuple », et on a longtemps prêté au « peuple de Paris » toutes sortes d’usages parfois obscurs, du « jargon de l’argot » au javanais, avant que ses banlieues ne répandent le verlan et le wesh wesh.

Langues des chapitres médiévaux, des crieurs de rue du Moyen Âge, des escholiers rabelaisiens, des précieuses, des poissardes des halles, des clubs révolutionnaires, des gandins, des snobs, des dandys, des titis, des gavroches, des loubards, des marie-chantals, des branchés, des stylax : ce sont mille français qui se sont entendus dans Paris.

Par ailleurs, capitale culturelle, « capitale des capitales » comme on a pu dire parfois au XIXe siècle, la ville a accueilli un nombre considérable d’étrangers non francophones qui l’ont enrichie, illustrée, fait rayonner, parfois dirigée. La France n’a-t-elle pas eu un roi béarnais, des reines italiennes ? Une prix Nobel polonaise, des académiciens russes, argentins, libanais ? Aux XIXe et XXe siècles, presque tous les grands artistes, écrivains, musiciens d’Europe et du monde sont venus à un moment ou à un autre à Paris. En Europe, la ville a été l’emblème du « cosmopolitisme », une préfiguration, peut-être, du post-modernisme global actuel.

De façon presque ininterrompue, les aléas de l’histoire, entre les guerres, les révolutions, la colonisation et la décolonisation, les émigrations économiques, lui ont apporté des populations nouvelles. Ce sont souvent celles-ci, oubliées, qui ont construit Paris, ses ponts, son métro, son périphérique ; elles qui l’ont nourri, lui ont apporté les ressources nécessaires, en ont alimenté les usines en main-d’œuvre, l’ont défendu. Combien de langues et de patois ont accompagné ces travaux invisibles… C’est ainsi que la ville s’est forgé son histoire unique. La célèbre « valse musette », emblème parisien, n’est-elle pas née faubourg Saint-Antoine d’un croisement d’influences italienne et auvergnate ? […]

Une langue s’invente en permanence

Que le français soit une langue ne fait aujourd’hui de doute pour personne. Mais lorsqu’on se penche sur l’histoire linguistique d’un lieu précis comme une ville, en revanche, les choses sont tout de suite plus complexes. Ce qui a été parlé à Paris dans son histoire a-t-il toujours été une langue ?

D’une part, le français n’y a pas été seul, d’autre part, ce français même y a connu bien des altérations, au point qu’on s’est régulièrement demandé s’il n’y avait pas un français de Paris, un parisien, un parigot. À la vérité, peu importe si l’on parle de langues, de parlers, de patois, de dialectes, de manières de parler… : bien souvent, ces catégories commodes ne résistent pas à la confrontation avec une réalité où les usagers « bricolent » en permanence, s’adaptent, négocient, revendiquent une identité ou s’efforcent simplement de communiquer. On ne parle pas une langue : on la manipule. À cet égard, parce que Paris a de tout temps vu se mêler populations anciennes et récentes, se fabriquer de nouveaux milieux sociaux, se tisser des échanges nationaux et internationaux, il a constitué un laboratoire passionnant de toutes sortes de manipulations, et concentre aujourd’hui la plus grande palette d’usages linguistiques de France.

Parce qu’elle est une grande ville, la capitale s’est ouverte à une multitude de langues, que ces langues aient été pratiquées par des personnalités isolées attirées par l’effervescence culturelle qui y régnait, ou par des communautés entières, émigrées pour des raisons politiques ou économiques. Aujourd’hui, l’éventail est immense, quasi hors de portée du recensement. Ce dernier aurait-il d’ailleurs un sens ? Il paraît plus pertinent d’essayer d’identifier les grandes dynamiques qui configurent en permanence les négociations linguistiques.

D’un côté il y a celles de la vie familiale, du travail, de la communication, de l’expression artistique, des études, du tourisme ; de l’autre, celles de l’exil, du passage, de la migration. Au milieu de tout cela, la construction d’identités… Et la nécessité, toujours, de se faire comprendre, de savoir faire avec les différences. Une ville comme Paris apparaîtra alors autant comme une manière de conservatoire du passé que comme un laboratoire de l’avenir. Aujourd’hui, il a été identifié que certaines des langues recensées comme étant le plus « en danger » au monde, autrement dit ayant le moins de locuteurs en mesure de les parler, ne se trouvaient presque plus… qu’à New York. Si la recherche n’a pas été encore faite à Paris, il est fort probable que ce soit aussi le cas. Une métropole ne gagne son titre qu’à la hauteur de sa diversité.

Mais il est à parier également que Paris – au sens large –, comme il a su inventer le « jargon de l’argot », le « javanais », le langage de la « téci » et la préciosité, jouera un rôle décisif dans l’invention de nouvelles formes de langage que nous ne pouvons même pas imaginer. Que fera le monde de demain de cette richesse ? Quelle sera notre Babel ?


Texte extrait de « Paris-Babel, histoire linguistique d’une ville-monde », Gilles Siouffi, Actes sud, 2025

Gilles Siouffi, Professeur en Langue Française, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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