
Commémorations de la Seconde Guerre mondiale en Russie : une vitrine géopolitique
Le monde vient de fêter les 80 ans de la victoire de 1945. En Russie, la célébration officielle, qui a lieu le 9 mai, revêt une dimension plus idéologique que mémorielle, une visée qui s’est exacerbée depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Le discours de Vladimir Poutine prononcé à cette occasion est, chaque année, un bon indicateur des orientations politiques du régime, tout particulièrement sur la scène internationale. Que nous dit le discours de 2025 par rapport aux années précédentes ?
Aujourd’hui, dans le bras de fer qui oppose Vladimir Poutine aux États occidentaux depuis plus d’une décennie, il est difficile d’imaginer que pour le 60ᵉ anniversaire de la Victoire, le 9 mai 2005, la Russie recevait sur la Place Rouge, entre autres, le président des États-Unis, le chancelier allemand et le président français. Le discours que Poutine, qui entamait alors son deuxième mandat, avait prononcé à cette occasion illustre le fossé qui sépare la situation géopolitique d’hier et d’aujourd’hui : « La politique étrangère de la Russie est fondée sur les idéaux de la liberté et de la démocratie, sur le droit de chaque État à choisir lui-même sa voie. »
Encore en 2012, au tout début de son troisième mandat après l’intermède Dmitri Medvedev, Poutine rappelait l’importance de respecter le droit international, la souveraineté nationale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Deux ans plus tard, il commençait sa politique d’agression contre l’Ukraine en lui déniant précisément toute souveraineté…
Loin d’être un événement russo-russe, le discours de Poutine à l’occasion du 9 mai est une grille de lecture du climat politique du pays et des orientations du régime sur la scène internationale.
De la concorde de 2005 à l’escalade de ces dernières années
Si lors de son premier mandat (2000-2004), la teneur politique de ses allocutions était anecdotique, elle s’est renforcée au fil des ans, à mesure que la Russie prenait ses distances d’avec le monde occidental. En 2005, l’année qui a vu le plus de dirigeants mondiaux faire le déplacement à Moscou pour les commémorations de la victoire, la coopération entre les deux semblait encore possible et Poutine parlait d’un « futur commun » à construire avec ces pays. L’ennemi d’alors était le terrorisme, un ennemi consensuel qui pouvait assurer la cohésion entre eux et la Russie.
Peu à peu, la tonalité du discours est devenue plus virulente, et l’actualité commençait à ternir l’hommage rendu à la « Grande Guerre patriotique ». C’est à partir de 2014, année de l’annexion de la Crimée, que parallèlement au développement d’une propagande militariste qui ne cessera de prendre de l’ampleur depuis, Poutine s’est mis à déléguer de plus en plus de place aux forces armées russes actuelles, en les qualifiant de « dignes héritières des héros de la Grande Guerre patriotique » (discours de 2016).
Dès lors, le 9 mai semblait servir à alimenter un discours sur le courage et l’héroïsme du peuple russe, sur la fierté et le prestige du pays. La rhétorique de la menace « néonazie » s’est renforcée au cours de son troisième (2012-2018) puis de son quatrième (2018-2024) mandat, atteignant son paroxysme à la veille de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, comme une façon de préparer la société et le monde.
À partir de février 2022, le 9 mai s’est trouvé de moins en moins connecté à l’événement censé être commémoré. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale servait désormais à légitimer le conflit en cours en l’inscrivant dans la continuité de la lutte contre le nazisme. Poutine a été on ne peut plus explicite lors de la première commémoration post-invasion : « Aujourd’hui, vous défendez ce pour quoi ont combattu nos pères, nos grands-pères et nos arrière-grands-pères. »
La cause noble et juste des soldats de jadis ne semblait qu’un prétexte pour souligner l’héroïsme des soldats d’aujourd’hui engagés sur le front ukrainien. La tonalité des discours de Poutine de 2022, 2023 et 2024 était particulièrement offensive, parsemée d’invectives à l’encontre de « l’Occident », de l’OTAN, des « révisionnistes », et de tous ceux que le président russe accuse d’« alimenter le fascisme » et de porter atteinte aux intérêts et à la sécurité de son pays.
Paroxysme de son propos belliqueux, il n’avait pas hésité à agiter la menace de l’arme nucléaire en guise de légitime défense.
Après cette escalade, qu’en a-t-il été du discours cette année ?
Le discours des 80 ans : afficher son pacifisme tout en faisant la guerre
Le 9 mai 2025, la rhétorique poutinienne a tranché par rapport aux années précédentes. Elle s’est adoucie. Du moins, elle s’est recentrée sur l’hommage à la victoire de 1945, reléguant à l’arrière-plan le conflit en cours. Elle ne contenait plus d’accusations à l’endroit des Occidentaux. Il n’était plus question des « Ukronazis », des « banderovtsy », de « dénazification », éléments clés de ses prises de parole précédentes. Même l’Ukraine n’a pas été mentionnée une seule fois.
Comment expliquer cet apparent apaisement ? Encore une fois, le discours de Poutine illustre la situation géopolitique dans laquelle se trouve la Russie. Contrairement aux années précédentes, le pays est dans une phase de négociations pour la paix, de séduction vis-à-vis de Donald Trump et de la Chine.
La présence de Xi Jinping aux commémorations du 9 mai, aux côtés d’une bonne vingtaine d’autres dirigeants mondiaux – dont deux européens, le président serbe et le premier ministre slovaque –, a probablement joué également.
La veille, le président chinois appelait Poutine à conclure « une paix juste » avec l’Ukraine, rejoignant les attentes des États-Unis. Pour prouver la bonne foi russe dans ce processus, il était impératif de purger les propos de Poutine de leur teneur belliciste. Tout particulièrement vis-à-vis de son homologue chinois, partenaire économique de premier plan qui permet au Kremlin de ne plus apparaître isolé sur la scène internationale.
Pour autant, cette désescalade rhétorique ne doit pas faire illusion. Les parallèles entre la Seconde Guerre mondiale et « l’opération militaire spéciale » menée en Ukraine ont quand même été omniprésents.
« Nos pères, nos grands-pères et nos arrière-grands-pères ont sauvé la Patrie. Ils nous ont légué le devoir de défendre notre pays, d’être unis, de défendre fermement nos intérêts nationaux, notre histoire millénaire, notre culture, nos valeurs traditionnelles. Tout ce qui nous est cher et sacré. » En filigrane, le conflit en Ukraine reste inscrit dans le prolongement du combat des Soviétiques contre les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale ; c’est bien cet héritage qui justifierait le conflit en cours, Poutine positionnant la Russie en « rempart indestructible contre le nazisme ».
L’accent mis sur la notion de « défense » n’est pas anodin et permet de convertir une agression menée sur un territoire étranger en guerre défensive : à en croire Poutine, comme en 1941, au moment de l’invasion de l’URSS par Hitler, le pays est attaqué et ne fait que se protéger contre les ambitions malveillantes de l’ennemi. C’est ainsi la nature même du conflit en cours qui est inversée par ce parallèle avec la Seconde Guerre mondiale. Ce retournement permet à Poutine d’affirmer, dans son discours, que « la vérité et la justice sont de notre côté ».
Du reste, la guerre en Ukraine ne s’est pas cantonnée à du sous-texte : elle a été explicitement mentionnée au début du discours présidentiel : « Tout le pays, la société, le peuple soutiennent ceux qui prennent part à l’opération militaire spéciale. Nous sommes fiers de leur courage et de leur détermination, de leur force d’esprit, qui nous ont toujours menés à la victoire. »
L’enjeu de ces propos est double : d’une part, ils servent à souligner l’adhésion du peuple russe à un conflit qui s’enlise depuis plus de trois ans (un élément déjà présent en 2024, quand Poutine affirmait que « toute la Russie » était derrière les soldats russes combattant en Ukraine). En réalité, dans le contexte répressif russe, il est impossible d’évaluer la part d’adhésion, d’opposition et d’indifférence.
D’autre part, ils permettent d’insister sur une formule clé du discours poutinien : « le peuple vainqueur ». L’idée à transmettre est l’invincibilité du pays – une notion déjà prégnante dans le discours stalinien avant et après la Seconde Guerre mondiale. Elle permet d’offrir une vision téléologique du conflit actuel : la Russie ne peut pas perdre, puisqu’elle n’a jamais été défaite dans son histoire (ce qui, du reste, est relatif). Autrement dit, la victoire du pays dans la guerre en Ukraine serait inéluctable.
Compétition pour le titre de « vainqueur »
En désignant les Russes comme « les héritiers des vainqueurs », Poutine touche l’un des enjeux mémoriels majeurs de la Seconde Guerre mondiale. En URSS, l’Armée rouge voyait se côtoyer toutes les nationalités qui peuplaient les nombreuses républiques et régions qui composaient le vaste pays. Parmi les victimes du conflit (27 millions de militaires, dont 15,5 millions de civils), on trouve, outre les Russes, les Ukrainiens, les Biélorusses, les Kazakhs, les Juifs, les Tatars, etc. Ce qui n’a pas empêché Poutine de déclarer à la télévision russe, dès 2010, que « nous aurions gagné de toute façon [sans l’Ukraine] ».
Volodymyr Zelensky accuse ainsi Poutine de monopoliser la mémoire de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. « Le mythe de la victoire solitaire de l’URSS et des Russes est une construction politique, créée pour asseoir l’hégémonie de Moscou après la guerre », a déclaré le chef du bureau de Zelensky, Andriy Yermak. Pour autant, le rôle des autres nationalités n’a jamais été totalement effacé des discours du 9 mai, même lors des dernières années, les plus tendues. Ainsi, le président russe prend soin de rappeler que « l’héroïsme du peuple fut massif, toutes les républiques ont partagé la lourde épreuve de la guerre. La contribution des habitants d’Asie centrale et du Caucase fut immense. » Sans surprise, il ne nommera pas les Ukrainiens, ni même les Biélorusses, malgré la présence aux commémorations d’Alexandre Loukachenko qui s’était déjà agacé, en 2018, de cette manie de Poutine d’attribuer aux Russes le titre exclusif de vainqueur.
De fait, malgré cette apparente concession, Poutine précise que les diverses nationalités qui ont réalisé ce « grand exploit » « resteront à jamais dans l’histoire mondiale comme des soldats Russes » (la majuscule reproduit celle figurant sur le site du Kremlin).
Par ailleurs, cette lecture de la Seconde Guerre mondiale minimise le rôle des Alliés. Cela est déjà notable dans la façon qu’ont les Russes, dans la continuité soviétique, de désigner le conflit commémoré le 9 mai : il ne s’agit pas de la Seconde Guerre mondiale, mais de la Grande Guerre patriotique, c’est-à-dire la partie du conflit qui a eu lieu entre juin 1941 (invasion de l’URSS) et mai 1945 – une façon commode d’éluder la phase du pacte germano-soviétique (que Poutine assume à sa façon), qui a permis à l’URSS d’être épargnée par le Reich de septembre 1939 à juin 1941, tandis que l’Europe était déjà bien en guerre. Cette dénomination retire au conflit sa nature internationale pour en faire un événement soviético/russo-centré.
Certaines affiches qui émaillent le paysage urbain à l’occasion des célébrations du 9 mai sont sans équivoque : « C’est le soldat soviétique qui a sauvé le monde du fascisme », un postulat exprimé par Poutine lors de son discours du 9 mai 2021 : « Nous nous souviendrons toujours que c’est le peuple soviétique qui a accompli cet exploit grandiose. Aux heures les plus sombres de la guerre, lors des batailles décisives qui ont déterminé l’issue de la lutte contre le fascisme, notre peuple était seul. Seul sur ce chemin difficile, héroïque et sacrificiel vers la Victoire ».
Pour autant, cette année, Poutine a tenu à rappeler que « l’ouverture d’un second front en Europe, après les batailles décisives sur le territoire de l’Union soviétique, a rapproché la victoire. Nous apprécions hautement la contribution à notre lutte commune des soldats des armées alliées, des membres de la Résistance et du vaillant peuple chinois. » Si l’évocation de la contribution de ce dernier interpelle et semble purement stratégique compte tenu de la présence de Xi Jinping, on voit que Poutine n’est pas allé jusqu’à citer les États-Unis, ou encore la France et le Royaume-Uni (cités lors du 60e anniversaire de la Victoire, en 2005). Les « Alliés » restent une entité mystérieuse, et la Chine est le seul pays qui sera nommé.
Néanmoins, Poutine n’est pas le seul à attribuer à son peuple les mérites de la victoire de 1945 et à minimiser le rôle des autres belligérants. Pour ce 80e anniversaire, chacun y est allé de sa surenchère. Yermak a déclaré que les Ukrainiens, les États-Unis et le Royaume-Uni avaient apporté la contribution la plus importante à la victoire sur le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, effaçant cette fois le rôle des Russes. Quant à Trump, il affirme que les forces armées américaines ont fait « plus que tout autre pays » pour remporter la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale, que les Américains ont « gagné les deux guerres, personne ne nous arrivait à la cheville en termes de puissance, de courage ou de compétence militaire » ou encore que « la victoire a été obtenue principalement grâce à nous ».
Le dévoiement continu du 9 mai
En dépit d’un adoucissement de façade du ton du discours poutinien, le 9 mai continue d’être un instrument de propagande adapté aux orientations du régime. De la même façon que le jour de la Victoire servait à promouvoir des idéaux démocratiques en 2005, il est employé, depuis quatre ans, à légitimer le conflit en cours.
Au-delà des discours, le 9 mai reste l’occasion de multiplier les événements consacrés non à la Seconde Guerre mondiale, mais bien à la guerre en Ukraine. C’est ainsi que ce jour-là a été inauguré à Moscou, dans l’ancien pavillon ukrainien du parc des expositions, un « musée de l’opération militaire spéciale » où les parallèles avec la « Grande Guerre patriotique » sont légion.
Et sur la Place Rouge, en ce jour de la mémoire de la victoire de 1945, 1 500 soldats engagés sur le front ukrainien ont défilé, en guise de vétérans, et les drones employés dans cette guerre l’ont survolée. Le mélange des genres reste prégnant, ce qui a conduit Zelensky à parler d’une « parade du cynisme ». Coïncidence du calendrier : c’est aussi en ce 9 mai 2025 que l’Ukraine et ses alliés européens ont approuvé la création d’un tribunal destiné à juger la Russie pour son invasion…
Sarah Gruszka, Historienne, chercheuse associée au CERCEC (EHESS/CNRS) et à l'UMR Eur'orbem (Sorbonne Université/CNRS), Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.