Esther-Demoulin

Esther Demoulin

Post-doctorante Access ERC à Alithila, Université de Lille et récipiendaire d'un prix de la chancellerie 2022

J’ai montré dans mon travail doctoral que les stratégies mises en place pour concilier le couple et le champ littéraire - [au sein du couple Sartre-Beauvoir] varient en fonction des époques.

Esther Demoulin, docteure 2021 de l’école doctorale Littérature française et comparée de Sorbonne Université, est actuellement post-doctorante à l’université de Lille avec une bourse Access ERC. Cette jeune chercheuse originaire de Liège nous détaille son parcours, son projet de recherche sur la relation littéraire de Sartre et Beauvoir, son prix de la Chancellerie obtenu en 2022 et son passage à Fabula.

Quel est votre parcours ?
Esther Demoulin : J’ai fait une licence en Langues et lettres françaises et romanes à l’université de Liège, en Belgique. Je suis ensuite venue à Paris, où je suis rentrée sur dossier à l’École normale supérieure et en master recherche à Sorbonne Université. J’ai entrepris un mémoire sur les dialogues dans les romans de Sartre sous la direction de Jean-François Louette, mémoire que j’ai partiellement poursuivi en master 2 en m’attachant cette fois aux œuvres romanesques de Simone de Beauvoir.

C’est en seconde année de master que j’ai pris conscience de mon envie de faire une thèse de doctorat. J’ai alors demandé à Jean-François Louette s’il accepterait de me diriger. Il a accepté, mais m’a demandé de passer l’agrégation. En Belgique, c’est un système différent, et l’agrégation « à la française », je n’en avais jamais entendu parler. Je me suis alors retrouvée à faire des exercices que je n’avais jamais faits : dissertations, commentaires composés... C’était un peu perturbant. Après l’agrégation, j’ai eu la chance de partir à l’étranger grâce aux accords internationaux avec l’École normale supérieure ; j’ai enseigné en lectorat à l’université du Kent, en Angleterre, pendant 10 mois, jusqu’en avril 2017. 

Comment avez-vous construit votre sujet de recherche ? 
E. D. : Après cette expérience en FLE (français langue étrangère), j’ai fait deux mois de recherche en Italie, à la Scuola Galileiana de Padoue. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler sur la question des rapports entre Sartre et Beauvoir. À mon retour en France, Jean-François Louette m’a suggéré de continuer à travailler ce sujet en thèse. Avant de me lancer, j’ai pris le temps de la réflexion, car je m’étais bien aperçue pendant mon master que les groupes de recherche sur Beauvoir et Sartre ne dialoguaient guère entre eux. Cela a changé depuis, mais c’est relativement récent. Je me suis donc lancée dans ce sujet de la relation littéraire entre Sartre et Beauvoir sous l’angle de l’intertextualité.

Pendant très longtemps, j’ai conservé une approche très poéticienne, ce qui m’a permis de creuser en profondeur les œuvres de mon corpus, mais m’a longtemps empêché de comprendre ce qui m’apparaît aujourd’hui comme l’intérêt de mon sujet, à savoir la problématique du couple en littérature. J’ai longtemps considéré que Beauvoir et Sartre entretenaient un compagnonnage littéraire, un compagnonnage intense, durable, profond, mais guère différent, dans les faits, de celui entre Leduc et Beauvoir ou entre Sartre et Nizan. J’ai mis du temps à réussir à apporter quelques éléments de réponse à la question suivante : quelle est, au fond, la différence entre une relation amicale et une relation amoureuse en littérature ?

Je suis donc partie d’une définition du couple en littérature – construite au moyen, notamment, d’outils en sociologie du couple – entendu comme un espace paradoxal de tension entre les impératifs de coopération du couple, d’une part, et les impératifs partiellement contradictoires de singularité du champ littéraire, d’autre part. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment Beauvoir et Sartre arrivaient à résoudre cette tension, comment celle-ci a travaillé leur relation littéraire. J’ai étudié cette relation de manière diachronique afin de voir les évolutions de leurs pratiques, de leurs rapports, au fur et à mesure des changements de la condition des femmes dans le champ littéraire et de l’évolution de l’histoire littéraire en tant que telle. La relation Beauvoir et Sartre a beaucoup évolué entre 1929, moment de leur rencontre, et 1980, moment de la mort de Sartre. 

Finalement, quelles sont les stratégies mises en place ? 
E. D. : J’ai montré dans mon travail doctoral que les stratégies mises en place pour concilier le couple et le champ varient en fonction des époques : au sein du coucou-caché du couple littéraire, c’est Beauvoir qui, jusqu’à la fin des années 1960, a joué le rôle du coucou et Sartre celui du caché. 
Le coucou-caché, c’est ce jeu enfantin, très souvent analysé par les cliniciens de l’enfance, qui consiste à dissimuler son visage à l’enfant pour le faire réapparaître immédiatement après. J’ai utilisé ce concept pour désigner le fait qu’au sein du couple littéraire, chaque membre peut investir plus ou moins la posture du célibat ou celle du couple littéraire, investissement qui peut lui-même varier dans le temps. L’identité de genre intervient dans cette répartition des rôles : parce que l’accès à la publication et à la reconnaissance par les institutions littéraires demeure – encore aujourd’hui – relativement plus fermé aux femmes qu’aux hommes, ces dernières ont davantage besoin de se servir de la médiation de leurs compagnons pour accéder à la reconnaissance. Cependant, parce que cette médiation les présente au sein du champ littéraire comme « les femmes de », elle contribue à leur féminisation et, par-là, à leur dévaluation. La promotion du couple littéraire ne sert donc aux écrivaines que jusqu’à un certain point, et les femmes ont tout intérêt à détacher leur image d’autrice de celle de leur compagnon une fois leur reconnaissance littéraire acquise, ce que fit Beauvoir – consciemment ou inconsciemment.

Vous avez reçu un des prix de la Chancellerie « lettres et sciences humaines » en 2022. Pouvez-vous nous en dire deux mots ? 
E. D. : Après la soutenance de thèse, nous sommes toutes et tous invités en tant que docteures et docteurs d’une université d’Île-de-France à déposer un dossier pour le prix de la chancellerie des université de Paris. J’ai eu de la chance de remporter un prix, sans trop m’y attendre, ni trop savoir pourquoi, d’ailleurs, car les critères de sélection ne sont pas communiqués. Ce prix a en tout cas donné une visibilité à mon travail, une reconnaissance à l’extérieur de mon seul jury de thèse. C’est une belle opportunité d’être lue avant d’être publiée. Pendant la cérémonie, les directrices et directeurs de thèse sont présents, ce qui permet aussi de les remercier pour tout ce que nous leur devons. Concrètement, nous recevons 10 000 euros que nous pouvons utiliser comme nous le voulons. Cet argent pourrait me servir pour une traduction, par exemple, ou un projet qui ne rentrerait pas dans les cases de financement de l’université. Dans la situation de précarité des jeunes chercheurs et chercheuses, c’est vraiment un luxe dont je suis très reconnaissante.

Quels conseils donneriez-vous pour préparer le dossier aux jeunes diplômées et diplômés ? 
E. D. : Tout d’abord, il faut être à l’affût du courriel de l’École doctorale qui annonce l’ouverture des candidatures. Il faut ensuite demander des conseils aux gestionnaires des écoles doctorales. Le dossier n’est pas très lourd : une lettre de motivation, un résumé de la thèse en 10 pages. Il faut aussi oser demander des lettres de recommandation. Mais surtout, les critères n’étant pas explicites, quel que soit le résultat, il ne faut pas remettre en question la qualité de sa thèse si l’on n’est pas retenu ou retenue. 

Qu’avez-vous entrepris après la soutenance ?
E. D. : J’ai soutenu le 10 novembre 2021. J’ai ensuite été ATER à l’université de Montpellier. En 2022-2023, j’ai eu la chance de prendre la suite de Perrine Coudurier pour le projet de revalorisation du site de Fabula en tant qu’ingénieure de recherche. Fabula.org est un site de recherche en littérature créé en 1999 par René Audet et Alexandre Gefen qui permet de relier les chercheuses et chercheurs travaillant en France ou à l’étranger dans le domaine des études littéraires. Mon rôle était d’être l’intermédiaire entre l’équipe de recherche de Fabula et les deux informaticiens (Pierre Serin et François Lermigeaux) travaillant à la refonte du site. Je m’assurais que les demandes de l’équipe étaient bien comprises par les informaticiens et je testais leur réalisation concrète sur le site. J’ai également valorisé les deux revues du site, Acta fabula et Fabula-LhT, afin qu’elles soient mieux référencées.

À l’heure actuelle, je fais toujours partie de l’équipe de recherche de Fabula, mais je ne suis plus salariée. Depuis le 1er septembre, je suis postdoctorante à l’université de Lille, car j’ai reçu une toute nouvelle bourse de recherche intitulée « Access ERC ». Il s’agit d’un financement de deux ans qui a pour ambition d’inciter les jeunes chercheuses et chercheurs en SHS à candidater à des ERC. Je travaille au sein du laboratoire Alithila, sous l’œil bienveillant de Florence de Chalonge, sur une sociohistoire des couples littéraires français et francophones, de 1893 à aujourd’hui. 

À terme, quel est votre projet professionnel ?
E. D. : Je souhaite continuer de candidater à des postes de maîtresse de conférences, car j’aimerais enseigner tout en faisant de la recherche, et vice versa !