Carla Robison

Carla Robison

Doctorante en littérature comparée

Ma thèse interroge la littérature comme lieu de construction et de déconstruction des représentations sociales de l’avortement, et comme support de diffusion d’un savoir sur ces pratiques.

Les œuvres littéraires sont-elles muettes sur la question de l’avortement ? Telle a été la question de départ de la thèse de Carla Robison, qui porte sur l’écriture de l’avortement au siècle de sa légalisation. Rencontre avec cette doctorante dont le sujet de recherche reste toujours d’actualité.

Quel a été votre parcours ?

J’ai grandi en Catalogne, puis je suis partie en classe préparatoire littéraire en France. Cette formation m’a permis d’intégrer l’École normale supérieure de Lyon, où j’ai découvert la littérature comparée. Ayant grandi entre plusieurs cultures, je me suis tout de suite retrouvée dans cette spécialité, et j’ai décidé d’en faire mon domaine de recherche. Suite à l’obtention d’un master et de l’agrégation de lettres modernes, je me suis donc inscrite en thèse de littérature comparée à Sorbonne Université.

Qu’est-ce qui a déterminé le choix de votre sujet de thèse ? 

Au lycée et en classe préparatoire, les œuvres littéraires écrites par des femmes étaient quasiment absentes des programmes. En arrivant à Lyon, je me suis donc tournée vers cette littérature, et notamment vers les écrits d’Annie Ernaux. Dans son livre de 1974 Les Armoires vides, la jeune héroïne enceinte cherche désespérément des récits d’avortement pour se sentir moins seule, et finit par affirmer que « les bouquins sont muets là-dessus ». C’est cette phrase qui m’a lancée sur la quête que je mène pour dépasser cette impression commune d’un mutisme de la littérature sur l’avortement.

Dans votre thèse, vous vous focalisez sur quatre pays occidentaux : la France, l’Italie, le Royaume-Uni et les États-Unis. Pourquoi ce choix ? 

Ma thèse se concentre sur le XXème siècle, période pendant laquelle ces quatre pays ont des contextes socio-économiques et des chronologies législatives proches concernant l’avortement. La fin de la Première Guerre mondiale représente un tournant important pour les droits reproductifs. Les États-Unis connaissent une période législative marquée par des politiques eugénistes. La France et l’Italie adoptent des politiques natalistes. Et des restrictions au droit de l’avortement sont aussi présentes au Royaume-Uni. Ces mesures durent alors plusieurs décennies, puis les quatre pays légalisent l’interruption de grossesse à seulement quelques années d’écart, dans les années 1960-1970. À travers l’étude de leurs productions narratives, j’ai donc voulu donner un aperçu de l’évolution des représentations de l’avortement dans les pays occidentaux, tout en explicitant les spécificités propres à chaque contexte national.

Pourquoi avoir choisi d’aborder cette question à travers les productions narratives ?

Avant la légalisation, l’avortement est un sujet très tabou. Son écriture passe alors le plus souvent par la fiction. En effet, l’expérience de l’avortement clandestin se prête tout particulièrement au récit : la quête d’une praticienne ou d’un praticien, les obstacles rencontrés (familiaux, médicaux, légaux), et la fin tragique ou libératrice. Mais le statut de ces récits est parfois flou, car l’interruption de grossesse est une thématique dangereuse, à laquelle beaucoup d’auteurs, et surtout d’autrices, craignent d’associer leur nom. Aussi, leurs récits profitent de la protection qu’offrent le roman et la nouvelle pour dissimuler une dimension plus ou moins autobiographique. On a ainsi appris plus tard que des autrices comme Annie Ernaux ou Violette Leduc étaient passées par les mêmes épreuves que les héroïnes de leurs livres.

Dans quelle mesure la littérature a-t-elle participé à l’évolution des mœurs et donc de la loi ? 

Loin de considérer qu’elle est un pur « reflet » de l’évolution des mœurs et de l’opinion publique, ma thèse interroge la littérature comme lieu de construction et de déconstruction de représentations sociales de l’avortement, et comme support de diffusion d’un savoir sur ces pratiques. En étudiant les productions narratives, j’ai pu observer que l’évolution des mœurs recoupait l’émergence d’un point de vue féminin et profane. Tandis que les débats du début du XXème siècle sont dominés par des experts légaux et médicaux masculins, la littérature devient un espace progressivement gagné par les femmes à partir des années 1960. Non seulement les femmes commencent à écrire plus sur l’avortement, mais on remarque aussi dans les récits d’avortement une mise en visibilité du point de vue de la femme qui avorte. En ce sens, la littérature a donc contribué elle aussi à la recatégorisation de l’avortement en tant que « cause des femmes », pour reprendre l’expression de Gisèle Halimi.

Pouvez-vous nous parler de l’évolution des méthodes d’avortement ? Comment sont-elles décrites dans la littérature ? 

Si certains textes sont très allusifs, d’autres retracent explicitement le parcours d’un avortement clandestin. Ils racontent par exemple comment les femmes se tournent d’abord vers des breuvages ou des méthodes pharmaceutiques, de peur d’abîmer leur corps. Quand ces méthodes se révèlent inefficaces, les femmes se mettent alors à la recherche d’une « adresse ». Celles qui peuvent se le permettre partent à l’étranger ou s’orientent vers ce qu’on appelait un « médecin marron », et les autres finissent aux mains des « faiseuses d’anges » pour des « back-alley abortions » (avortements d’arrière-cour) qui pouvaient leur coûter la vie. Mon étude permet ainsi d’observer des écarts entre les pratiques de différentes classes sociales, ou encore d’identifier l’apparition et la disparition de techniques abortives sur lesquelles il est difficile d’avoir des données historiques. Par exemple, les herbes et les breuvages sont moins communs après la Seconde Guerre mondiale, alors que certaines productions littéraires des années 1970 mentionnent l’utilisation de la méthode Karman, illégalement pratiquée par le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), et qui deviendra la méthode généralisée après la légalisation.

En quoi l’actualité autour de l’avortement résonne-t-elle avec votre sujet de thèse ? 

Ces dernières années, l’avortement a connu une actualité riche en rebondissements : il a été légalisé en Argentine en 2018, et la France s’est engagée dans un processus de constitutionnalisation de ce droit*, mais les États-Unis ont par exemple révoqué en 2022 l’arrêt « Roe v. Wade » qui faisait jurisprudence sur l’avortement depuis 1973. Ces événements montrent donc que l’avortement ne fait pas consensus, et ils soulignent l’intérêt des travaux scientifiques qui portent sur sa mise en débat.

Comment envisagez-vous la suite de votre parcours ?

L’expérience de la thèse est extrêmement enrichissante pour moi, et j’ai très envie de continuer à explorer certaines pistes de recherche. Ce que j’aime du cursus doctoral, c’est la possibilité qui nous est donnée de faire des découvertes, et de les partager ensuite avec des collègues ou en classe avec des élèves. Ce sont ces moments d’échange et d’interaction qui me tiennent à cœur et donnent du sens à ce que je fais.


* Depuis la rédaction de cet article, les parlementaires réunis en Congrès à Versailles le 4 mars 2024 ont voté en faveur de l'inscription de l'IVG dans la Constitution.

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