Shelly Masi © JC Domenech
  • Recherche

Shelly Masi : « Nous partageons des capacités cognitives communes avec les autres primates »

À l’occasion de la Journée mondiale des intelligences animales, le 3 février, Shelly Masi, primatologue et maîtresse de conférences au Muséum national d'Histoire naturelle (Alliance Sorbonne Université) et au Musée de l’Homme, nous partage ses réflexions sur l'intelligence des primates et particulièrement des gorilles, basées sur ses années d'observations et de recherches en milieu naturel. 

Comment êtes-vous devenue primatologue ? 
Shelly Masi : Toute petite, j’étais passionnée par les animaux et les grands mammifères, bien que les primates suscitaient en moi une certaine appréhension à cause d’émissions télévisées qui les montraient alors agressifs entre eux. Tout a changé à l'âge de huit ans, lorsque j'ai visionné un documentaire sur les gorilles de montagne. Parmi eux, deux m’ont particulièrement captivée. Ils interagissaient avec un caméléon et le caressaient. C'est à ce moment précis que mon amour pour les gorilles est né. J’avais envie de comprendre leur sensibilité, leur esprit et l'empathie qu'ils manifestent envers d'autres espèces. Au fil des années, j'ai décidé de consacrer ma vie à approfondir notre compréhension des primates, et surtout des gorilles, et de leurs comportements et capacités cognitives.

Pouvez-vous en dire plus sur ces fonctions ? Peut-on dire que les primates sont intelligents ?
S.M. : Avant tout, il est important de rappeler que les primates ne sont pas nos ancêtres, mais nos cousins, avec qui nous partageons des capacités cognitives communes. Cela dit, mesurer l’intelligence des primates est un défi complexe. Déjà, pour nous les humains, on identifie au moins neuf types d'intelligence, tels que l'intelligence logique ou mathématique, sociale, émotionnelle, naturaliste comme la compréhension de l'environnement… D’ailleurs, les chimpanzés et les gorilles surpassent l'homme dans ce dernier aspect. 

En tant que scientifique, il m’est difficile de déterminer si le chimpanzé ou le gorille est plus intelligent par exemple. Bien que le chimpanzé soit phylogénétiquement plus proche de l'homme, car il partage 98,8 % de son ADN et a aussi des capacités cognitives similaires, cela ne le rend pas nécessairement plus « intelligent » que le gorille. Leur intelligence se manifeste de manière distincte. Par exemple, les chimpanzés sont reconnus pour savoir utiliser des outils comme pour casser des noix ou récolter du miel, tandis que le gorille n’en utilise pas ou très peu en milieu naturel. Cependant, si un gorille en captivité a accès à des outils, il va en démontrer une utilisation habile, tout à fait comparable à celle des chimpanzés. En milieu naturel, le gorille, le plus grand primate au monde, privilégie souvent la force brute à des manipulations fines, comme briser une termitière pour se nourrir de termites, une de ses nourritures favorites.

Shelly Masi sur le terrain © Marcella Sanna

Comment évalue-t-on l'intelligence des primates ?
S.M. : Plusieurs approches sont utilisées, notamment des tâches soumises à des primates non-humains en captivité, avec aussi des comparaisons entre espèces, y compris l’Homme. À titre d’exemple, dans une étude comparative sur la théorie de l'esprit, c’est-à-dire l’habileté à comprendre les intentions d'autrui, on a remarqué que trois espèces de grands singes — le gorille, le chimpanzé et l’orang-outang — ont développé cette capacité d’une façon beaucoup plus similaire à celle de l’homme que d’autres espèces de singes à queue. Mais, il faut reconnaître que les expériences en captivité peuvent aussi biaiser les conclusions, comme elles sont pensées par des humains. Parfois, on sollicite les primates non-humains pour résoudre des tâches qui sont plutôt adaptées aux Hommes. C’est difficile de démontrer les capacités cognitives des grands singes sans pouvoir se mettre dans leur peau !

On fait également beaucoup d’observations dans leur milieu naturel. L'observation des comportements spontanés dans la nature révèle des similitudes avec les comportements humains, tels que la transmission de la culture entre générations, l'utilisation d'outils, et un haut niveau d'empathie, notamment vis-à-vis de la mort de congénères ou d'autres animaux.

Pouvez-vous nous partager des anecdotes fascinantes sur des comportements observés chez les gorilles au cours de vos recherches ?
S.M. :  Il y en a plusieurs. En milieu naturel, j’ai pu observer une mère gorille qui a veillé sur son petit pendant des heures. Celui-ci était tombé d’un arbre à une hauteur de 35 mètres et semblait mort. Mais la mère gorille l’a gardé auprès d'elle, et au bout de deux heures, le jeune gorille a montré des signes de vie. Il faut savoir que chez les grands singes, les mères qui perdent leurs bébés conservent le corps sur elle pendant des jours, des semaines, voire des mois. Dans cette situation précise, la femelle gorille ne savait pas si son enfant était mort ou vivant, mais elle a gardé espoir. Cela a suscité des interrogations sur la capacité des primates non-humains à comprendre la mort et à réagir émotionnellement, et cela a révélé un aspect de leur intelligence émotionnelle.
Au cours de mes observations, j'ai aussi noté des comportements singuliers chez de jeunes gorilles en présence d'un animal décédé, un potamochère. Ils ont manifesté des comportements presque ritualisés, témoignant d'une conscience de la mort et d'une réaction différenciée envers ce corps inerte. 

En quoi la compréhension de l'intelligence des primates peut-elle influencer notre relation avec ces animaux et notre responsabilité envers eux ?
S.M. : La sensibilisation revêt une importance capitale dans le domaine de la conservation. En partageant des observations sur les comportements semblables entre les primates non-humains et les humains, nous établissons des liens émotionnels qui contribuent à une meilleure compréhension de leur rôle dans l’écologie, mais aussi des liens évolutifs que l’on a avec eux. 

Mon engagement en République centrafricaine implique une collaboration étroite avec les populations locales, particulièrement les Pygmées Aka. Au fil des années, j'ai constaté une évolution dans leur façon de regarder les gorilles. Auparavant, ils consommaient leur viande, moins maintenant, car ils ont pris conscience de leur ressemblance avec les humains. Ils ont tiré cette conclusion en observant les comportements des gorilles sauvages et en constatant de nombreuses similitudes avec les nôtres. 
Il est essentiel de comprendre que l’extinction des primates non-humains dans le monde ne signifie pas seulement la disparition d'animaux clés pour l'écosystème et le bien-être de la planète, mais également la fermeture de la seule fenêtre ouverte sur nos origines. 

 


Photo d'illustration © JC Domenech