Penser l’Europe sur le temps long : une approche transdisciplinaire pour éclairer ses enjeux contemporains

Explorer l’Europe comme un objet de recherche à la croisée des cultures, des idées et des systèmes politiques : telle est l’ambition de l’initiative Europe. Portée par une approche interdisciplinaire et une perspective de temps long – de la Renaissance à nos jours –, elle fédère les forces vives de la recherche pour interroger les fondements, les mutations et les défis contemporains de l'idée européenne.

Interview avec Céline Spector, Directrice de l'Initiative Europe

Comment et dans quel contexte s’est constituée l’initiative Europe ?
Céline Spector : L’initiative Europe est le fruit d’une dynamique déjà bien installée au sein de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. Nous disposions depuis deux ans de deux pôles actifs : « Europe et Renaissance » et « Europe des Lumières ». Chacun organisait des événements scientifiques d’envergure, notamment des colloques internationaux, des conférences et des séminaires, le tout structuré autour d’une assemblée générale et de conseils scientifiques.
Lorsque l’appel à projets pour la création des initiatives a été lancé, il nous a été suggéré de fédérer ces pôles existants avec d’autres collègues, dans une logique de rassemblement et d’élargissement disciplinaire. Nous avons donc travaillé avec les responsables d’axes et de pôles pour élaborer un projet commun. Nous avons également sollicité des collègues historiens de l’UMR SIRICE, afin d’intégrer la problématique de l’Europe contemporaine et de construire un projet interdisciplinaire ambitieux, porté sous le nom d’« Initiative Europe ». Laurent Warlouzet, Professeur d’histoire contemporaine et spécialiste de l’intégration européenne, titulaire d’une Chaire Jean Monnet, a accepté d’être Directeur adjoint de l’Initiative.

L’interdisciplinarité est au cœur des initiatives et instituts. Comment se traduit-elle concrètement pour vous ?
C.S. : L’interdisciplinarité est le socle de cette initiative. Les pôles préexistants étaient déjà interdisciplinaires, et l’UMR SIRICE l’est également, rassemblant historiens et civilisationnistes, en études germaniques.
Aujourd’hui, nous réunissons des chercheurs issus de la philosophie, de l’histoire, de la littérature, des études anglophones et germanistes. Nous avons également vocation à intégrer des historiens de l’art.
Cette approche se traduit par la structuration de trois grands pôles thématiques, chacun fédérant des recherches autour d’axes transversaux, pour encourager le croisement des disciplines et des regards :

  • Europe et Renaissance, qui s’intéresse à l’émergence des langues et des cultures, à la structuration des États et des sociétés, ainsi qu’aux conflits religieux européens du XVIe siècle.
  • Europe des Lumières, qui interroge les notions de liberté, d’esclavage, les rapports entre commerce, civilisation et empire, et les critiques contemporaines, féministes ou postcoloniales, portées à cette période.
  • Europe contemporaine, qui s’appuie sur les travaux menés au sein de l’UMR SIRICE, autour de la théorie des relations internationales, des idéologies européennes (libéralisme, nationalisme, socialisme), et du processus de construction européenne.

L’initiative adopte ainsi une approche résolument diachronique et culturelle, envisageant l’Europe non seulement sous l’angle de l’intégration européenne depuis la Seconde Guerre mondiale, mais dans une approche généalogique, sur le temps long. L’initiative bénéficie du rattachement de l’Encyclopédie EHNE, issue de l’ancienne Initiative « Europe et interculturalités » portée par Olivier Dard.

Quels sont les objectifs de l’initiative ?
C.S. : L’initiative Europe repose sur trois objectifs majeurs :

  • Fédérer une communauté d’enseignants-chercheurs au sein de la Faculté des Lettres autour de la thématique européenne.
  • Européaniser et internationaliser la recherche, en s’appuyant notamment sur nos partenariats avec l’alliance 4EU+ et l’Université de Chicago, notre partenaire institutionnel privilégié.
  • Préparer l’avenir, en accompagnant les chercheurs dans la constitution d’équipes prêtes à déposer des projets ambitieux, notamment des candidatures à l’ERC, grâce à des ateliers spécifiques organisés à l’horizon des cinq ans.

Quels axes et enjeux de recherche avez-vous définis ?
C.S. : Quatre grands axes structurent l’initiative :

  • Identités culturelles et politiques européennes, dirigé par Laurent Warlouzet et Céline Spector. Cet axe transversal couvre l’ensemble des périodes historiques et interroge de manière critique les évolutions de la culture et de la démocratie européenne. Un séminaire spécifique sur l’érosion démocratique et la montée des autoritarismes en Europe y est d’ailleurs lancé.
     
  • Europe et Renaissance, dirigé par Julien Goeury, autour de trois sous-thèmes :
    • Langues et cultures, avec une réflexion sur l’héritage antique dans la culture humaniste.
    • États et sociétés, à travers l’exaltation des souverainetés naissantes.
    • Conflits religieux et dynastiques dans la formation des identités nationales.
       
  • Europe des Lumières, dirigé par Christophe Martin, qui s’articule autour de plusieurs thématiques :
    • Le triptyque commerce, civilisation, empire.
    • La question des libertés, notamment la concomitance entre l’invention de la liberté et l’expansion de l’esclavage.
    • La culture de la curiosité et la domination de la nature, avec une analyse de l’essor des sciences et des arts à l’époque des Lumières.
       
  • Europe contemporaine, dirigé par Olivier Dard, auquel est rattachée l’Encyclopédie en ligne EHNE, abordant :
    • Les relations internationales et la construction européenne.
    • La civilisation matérielle et la mondialisation.
    • Les pratiques et cultures politiques, depuis les expériences totalitaires jusqu’aux démocraties libérales.

Quels sont les enjeux en termes de formation ?
C.S. : À court terme, aucune transformation majeure des formations n’est prévue. Cependant, la recherche irrigue naturellement les enseignements, notamment dans les parcours de Master, et alimente les projets de coopération avec nos partenaires dans le cadre de l'alliance 4EU+. À plus long terme, l’ambition est d’envisager le développement de formations européennes en s’appuyant sur ces dynamiques de recherche.

Quel impact les recherches menées au sein de l’initiative peuvent-elles avoir sur la société ?
C.S. : Nous traversons actuellement une période de reconfiguration politique, où la vulnérabilité des démocraties, y compris en Europe, n’a jamais été aussi manifeste.
Dans ce contexte, l’initiative Europe peut contribuer à nourrir le débat public en proposant une réflexion profonde sur la généalogie de l’identité culturelle et politique européenne. Les travaux menés, notamment autour de la construction européenne, des relations internationales et des enjeux géopolitiques contemporains, peuvent éclairer la manière dont nous concevons aujourd’hui l’Europe et ses défis futurs.
Parmi ces enjeux, celui de l’Europe de la défense occupe une place centrale. Grâce aux chercheurs de l’UMR SIRICE et aux spécialistes des questions diplomatiques et internationales depuis la Renaissance et les Lumières, nous espérons apporter des analyses solides et des perspectives inédites à ces débats, au service de la réflexion collective.