Ecriture égalitaire
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Écriture égalitaire : "La France a pris des décennies de retard"

Décrite par certains comme une avancée majeure pour l’égalité entre les hommes et les femmes, accusée par d’autres d’agresser la syntaxe, l’écriture égalitaire suscite aujourd‘hui de vifs débats.

Julie Neveux

Julie Neveux, maîtresse de conférences en linguistique à Sorbonne Université et auteure de Je parle comme je suis (Grasset), décrypte pour nous les enjeux de ce langage qui remet en question la primauté du masculin sur le féminin dans la langue française.

 Qu’est-ce que l’écriture égalitaire ?

On parle de langage non sexiste, égalitaire ou encore d'écriture inclusive pour désigner un ensemble de pratiques linguistiques recommandées en 2015 par le Haut Conseil à l'Égalité entre les hommes et les femmes. Ce langage, qui concerne aussi l’oral, vise à mieux représenter et "inclure" les femmes, surtout au sein de textes communiqués dans l'espace public. Il s’agit par exemple d'utiliser des noms de métier au féminin (maîtresse de conférences, autrice, doctoresse ou docteure), ou l'adjectif "humain" dans l'expression "les droits humains", plutôt que l'expression classique des "droits de l'homme" où "homme" a un sens générique.
 
 D’où vient la règle selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin ?

 
La formule du "masculin" qui "prédomine", parce qu’il serait  le genre le plus "noble", vient des Remarques sur la langue française, parues en 1647 et rédigées par l'un des tout premiers académiciens, Claude Favre de Vaugelas. À l’époque, l'Académie française, qui vient d'être créée, s'est fixée pour mission de rendre plus "pure" et plus régulière une langue dont les usages flottent souvent. C'est le temps des premiers dictionnaires mais aussi des recueils de "remarques" sur la langue, qui font plus ou moins office de grammaires. Vaugelas souligne cependant que cette règle n'est pas suivie à la Cour, où on a l'habitude (phonétique) d'accorder l'adjectif avec le genre de son sujet le plus proche, comme dans la phrase « ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges ». Vaugelas s'en remet à l'usage, qui accordera de plus en plus ses adjectifs d'après le genre grammatical du masculin. Cette pratique s’accélère lorsque l'école primaire devient obligatoire au milieu du XIXe siècle, et que la formule se retrouve dans les manuels scolaires. Pourtant, dans plus d'un tiers des cas, vers le début du XVIIe, on privilégiait spontanément l'accord de proximité.

Est-ce à dire que la langue française est sexiste ?

On ne peut pas faire de procès d'intention à une langue. Seuls les êtres humains ont parfois des comportements sexistes, et ces comportements ou ces idéologies peuvent être perceptibles dans tel ou tel fait de langue. On ne peut nier que la deuxième moitié du XVIIe siècle marque un tournant dans l'histoire du français, où certaines valeurs misogynes influencent, par le biais du lexique notamment, ce que sera la langue dans les siècles à venir, les dictionnaires censurant par exemple certains noms de métier au féminin. Comme "autrice", qui se pratiquait depuis le latin, et se voit ainsi exclu du "bon usage" à un moment où le métier d'écrivain (au masculin dit générique) se professionnalise.

Pourquoi le débat sur l’écriture égalitaire prend-il aujourd’hui de l’ampleur ?

Le débat s'est enflammé après la publication chez Hatier en 2017 d'un manuel scolaire de CE2 dont la rédaction suit les recommandations du Haut conseil à l'égalité entre les hommes et les femmes, et notamment  la pratique du point médian (les artisan.e.s). Il n'en faut pas plus pour que les politiques  s'emparent du sujet. C'est dommage de voir que le débat se cristallise autour d'un seul point (le point médian), encore plus dommage de le voir récupérer par les politiques, alors même que les enseignants ne sont pas du tout en train de l'enseigner dans les écoles.

Employer l’écriture égalitaire permet-il vraiment de donner plus de visibilité aux femmes ?

C'est une mesure symbolique. Mais les symboles, dans nos sociétés, sont lourds d'enjeux. Et la langue, en tant que système de signes, construit nécessairement ici et là des biais de représentation, qu'elle peut perpétuer, sans d'ailleurs que la plupart de ses locuteurs ne s'en rendent compte ni même le désirent. Celles et ceux qui pratiquent un langage égalitaire manifestent une attention particulière à la cause des femmes. Ce qui n'est pas rien.

Comment savoir quelles formes utiliser, par exemple pour les noms de métiers ?

Il existe des guides et des manuels, dont Mettre au féminin, de Marie-Louise Moreau et Anne Dister (Fédération Wallonie-Bruxelles). Mais il est sûr que le caractère récent de la féminisation des noms de métier (bien plus avancée au Québec, d'où est partie cette évolution dans les années 1980) mène, aujourd'hui, à un certain flottement. Il semble que les formes les moins marquées à l'oreille sont privilégiées par le plus grand nombre aujourd'hui : "auteure" plutôt qu'"autrice" (même si "auteure" est un néologisme récent proposé par les Québécois, alors qu'"autrice" a existé), "professeure" plutôt que "professeuse", "docteure" plutôt que "doctoresse" (employé jusqu'au XIIIe siècle environ). Les formes les plus discrètes de changement, donc. Quant à savoir qui édicte les règles, une fois que nous ne sommes plus sur les bancs de l'école, c'est le plus grand nombre, qui s’empare ou non des propositions. On ne le saura que rétrospectivement, et il faudra du temps.

L’usage de l’écriture égalitaire progresse-t-il en France ?

C'est très difficile de le mesurer. Certaines mairies s'y sont mises, à Lyon, à Grenoble, à Paris. Les universités, aussi. Quelques entreprises. La génération des 18-25 ans semble n'y voir, pour la plupart, aucun problème, quand elle y est confrontée et quand on lui explique l'idée. Elle s'adapte. Mes étudiants m'écrivent parfois en langage inclusif alors que je ne leur ai rien demandé, et que je le pratique, moi-même, à peine. C'est aussi, comme souvent en matière d'évolution linguistique, un conflit de génération.

Faut-il l’imposer ?

Surtout pas ! Aucune révolution linguistique n'est, de toute façon, réalisable. Même la Révolution française n'est pas parvenue à imposer de façon durable le tutoiement systématique entre citoyens.  Personne ne peut nous forcer à parler d'une certaine façon, heureusement d'ailleurs. Les évolutions nous arrivent sans qu'on en prenne conscience, par mimétisme, parce que les nouveaux mots circulent (les droits "humains"), les nouveaux sons (le suffixe de "autrice"), et qu'ils nous deviennent peu à peu familiers, et envisageables. En fait, les excès de zèle, en matière d’écriture égalitaire, peuvent avoir un effet contre-productif. Il vaut mieux quelques marques d’attention dans un texte qu’un emploi systématique qui risque de discréditer l’objectif même de la démarche.

Comment cela se passe-t-il dans d’autres pays ?

La France a pris des décennies de retard, avec l'Académie française, qui s'est obstinément opposée aux noms de métier au féminin. Elle s'oppose à présent au point médian, qu'elle a décrété "péril mortel" en 2017. L'étape d'après, qui est en débat en Espagne et en Allemagne par exemple, ce n’est pas le masculin versus le féminin, mais le non genré. Le refus du binaire. Ce qui se fait bien plus aisément en anglais, langue qui ne marque pas autant le genre, et où l'on a depuis déjà dix ans un usage massif du "they" (pourtant un pronom à la forme du pluriel) pour désigner une personne au singulier, dont on ne veut pas indiquer le sexe. En espagnol, on a ainsi proposé la forme neutre "e" pour ne pas choisir entre le "o" du masculin et le "a" du féminin, ce qui donne "niñes" pour dire les enfants (non genrés), et ne pas avoir à choisir entre les petites filles (niñas) ou les petits garçons (niños). En avril dernier, Irene Montero, la ministre de l'Égalité du Gouvernement espagnol, a suscité les débats en utilisant les trois formes non genrées, "todes" ("tous" non genré), "hije" ("fils" ou "fille" non genré) et "niñe". Reste à savoir si les hispanophones vont avoir envie de s'emparer de cette forme. Seul l'avenir le dira.