Une prise de conscience grandissante à l’échelle nationale et internationale
Commençons d’abord par regarder l’époque dans laquelle émerge ce ministère, créé à la croisée de plusieurs contextes.
D’abord un climat international de plus en plus sensibilisé aux enjeux environnementaux avec les échos de la première Journée de la Terre, organisée aux États-Unis en 1970 et qui rassembla pour cette première édition quelque 20 millions de personnes autour des différents événements organisés. Dans ce début des années 1970, la France prépare également sa participation à la première conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm, prévue pour 1972. C’est notamment avec cette échéance en tête que se dessine en France la création d’un ministère de l’environnement.
À l’échelle nationale, des alertes environnementales émergent également, avec des figures comme l’ornithologue Jean Dorst qui publie en 1965 l’ouvrage Avant que nature meure, ou la biologiste Rachel Carson qui fait paraître Silent spring (Le Printemps silencieux) en 1962 et alerte sur l’utilisation généralisée du DDT qui provoque une hécatombe chez les oiseaux. En 1967, une marée noire d’ampleur inédite, générée par le naufrage dans la Manche du pétrolier Torrey Canyon, frappe aussi les esprits car il fait l’objet de reportages télévisés.
D’un point de vue politique, c’est le président Pompidou qui est au pouvoir et le premier ministre Chaban-Delmas qui est à la tête du gouvernement. Ces deux hommes possèdent des sensibilités environnementales différentes que l’on retrouvera dans le nom que portera le premier portefeuille ministériel dédié à ces questions : le « ministère de la protection de la nature et de l’environnement ». Derrière la protection de la nature, on retrouve la vision conservatrice de Pompidou, plutôt centrée sur la protection des paysages, notamment des arbres aux bords des routes, dont il se fait le défenseur dans une lettre adressée à son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas.
Ce dernier est lui plus attaché à une promotion de l’environnement, un terme calqué sur l’anglais, qui a fait son apparition dans le dictionnaire français Robert en 1964. Derrière ce choix des mots, on retrouve une vision plus modernisatrice du Premier ministre de l’époque, qui inclut l’environnement dans la « nouvelle société » qu’il appelait de ses vœux dans son discours de politique générale de 1969. Chaban-Delmas semble également soucieux de ne pas prendre de retard sur la scène internationale en matière de lutte contre la pollution. Ses collaborateurs qui rentrent des États-Unis le lui ont dit : ce qu’on appelle alors la « dépollution » sera un marché important et les entreprises françaises ne doivent pas prendre trop de retard. Cette vision plus moderne de l’environnement est aussi portée, à l’intérieur de l’appareil d’État, par divers hauts fonctionnaires, par exemple Serge Antoine qui, au sein de la Délégation à l’aménagement du Territoire et à l’action régionale (DATAR), commence à s’intéresser à l’administration de l’environnement, en s’inspirant des exemples américains et japonais.
Comment créer ce nouveau ministère ?
Créer un nouveau ministère n’est pas une entreprise inédite. La première partie du XXe siècle a ainsi vu naître le ministère du travail en 1906, ou encore le ministère de l’économie nationale, confié à Charles Spinasse sous le Front populaire. Sous de Gaulle, enfin, en 1959, est créé le ministère des affaires culturelles. Façonner un nouveau ministère dédié à l’environnement n’est donc pas en soi un si grand bouleversement. La question qui se pose en revanche, est celle des moyens alloués à ce nouveau ministère : va-t-on, par exemple, créer une nouvelle administration ou bien regrouper divers services existants déjà dans d’autres ministères ?
Dans un premier temps, il est plutôt question de regrouper des forces existantes. La Direction de la protection de la nature, par exemple, qui appartenait au ministère de l’agriculture, est transférée à l'environnement pour s’occuper des parcs nationaux, de la chasse et de la pêche. Pour le reste, d’âpres négociations sont lancées entre ministères, afin d’obtenir des transferts de compétences. Les ministères existants sont souvent réticents à se séparer de certains fonctionnaires et craignent de voir trop de pouvoir alloué à l’environnement, mais Pompidou et Chaban-Delmas ne veulent pas donner l’impression d’un simple effet d’annonce. Ils intercèdent en faveur du nouveau ministère, du point de vue du budget comme des transferts de fonctionnaires.
Au final, les services transférés restent cependant assez modestes, venant surtout de l’agriculture (la Direction de la protection de la nature mais pas l'Office national des forêts, qui y était rattaché, et reste dans le giron du ministère de l’agriculture), de l’aménagement du territoire (la cellule environnement et le Secrétariat permanent des problèmes de l’eau), de l’industrie (le contrôle des établissements classés, en charge de la surveillance des pollueurs) et enfin des affaires culturelles, pour par exemple ce qui relève de la question de la protection des sites naturels. Le ministère de la santé, lui, ne veut pas de transfert de ses services et protège ses prérogatives. Un fonds interministériel est aussi créé pour subventionner des projets relevant de l’environnement.
Quel champ d'action dédié à l'environnement ?
L’autre grande question à trancher demeure celle des champs d’action de ce ministère de l’environnement. Les cadres du nouveau ministère ambitionnent d’être consultés sur de nombreux sujets. Bénéficiant du statut hybride de ministère délégué auprès du Premier ministre, le ministère de l’environnement espère intervenir dans les décisions industrielles ou d’aménagement urbain en utilisant l’autorité issue du Premier ministre. La pratique est plus compliquée, et il ne parvient pas vraiment à être consulté sur des sujets environnementaux importants, par exemple à propos des grandes orientations de politique énergétique.
De plus, le budget alloué à l’environnement restera minime, oscillant entre 0,1 % et 0,4 % du budget de l’État, et il va même diminuer de façon régulière entre 1980 et 1988. À titre de comparaison, le dernier budget de l’État avait d’abord alloué 40 milliards à la transition écologique soit 8 % de son budget, avant d’en retirer 2,13 milliards quelques mois plus tard, lorsqu’il fut question de faire des économies.
Les fonctionnaires de ce nouveau ministère sont pour beaucoup des ingénieurs, notamment du corps des Mines pour ce qui concerne la surveillance de la pollution industrielle. Certains étaient précédemment employés au ministère de l’Industrie ou dans les préfectures pour accompagner le développement industriel français. Une fois transférés au ministère de l’environnement, ils se retrouvent à exercer – avec un certain sens de la conciliation – une mission de contrôle des entreprises dont ils aidaient auparavant le développement.
Des scientifiques de tous bords, issus à la fois des sciences naturelles mais également de l’économie et d'autres sciences humaines, sont consultés par le nouveau ministère, au sein du Haut comité de l’environnement, créé en 1971. Certains participeront à un travail d’expertise d’un genre nouveau : faire les comptes environnementaux de la nation à travers le groupe d’évaluation de l’environnement.
Quelle incarnation de l’écologie ?
Mais un ministère, c’est aussi une incarnation à travers les figures politiques qui sont nommées à sa tête. Que peut-on dire en la matière, du très jeune ministère de l’environnement ?
Son ministre initial est le résultat d’un choix peut-être plus motivé par calcul politique que par ambition environnementale. Il s’agit de Robert Poujade, normalien et agrégé de lettres classiques, à ne pas confondre avec Pierre Poujade. Avant d’accéder au portefeuille dédié à l’environnement, Robert Poujade est passé par la Ligue contre le Bruit et la Ligue urbaine et rurale. Ces deux associations militent respectivement contre les nuisances sonores et pour la préservation de l’architecture traditionnelle, à l’heure où le développement de l’automobile bat son plein, où de grands travaux, d’aéroports ou d’autoroutes, essaiment, et où le manque d’isolation phonique des logements construits pendant Les Trente Glorieuses est décrié par ceux qui y vivent.
Ces engagements préalables de Poujade ont certes été soulignés lors de sa prise de fonction au ministère de l’environnement, mais sa nomination doit aussi beaucoup à un jeu de pouvoir entre Pompidou et Chaban-Delmas. Car Robert Poujade, jusqu’à son poste de ministre, était surtout le secrétaire général de l’UD-Ve, le mouvement politique gaulliste de l’époque. Le jugeant trop favorable à Chaban-Delmas, à l’heure où la rivalité grandit entre le Président et son Premier ministre, Pompidou préfère éviter d’avoir un soutien de Chaban à la tête du parti. Placer Poujade à la tête de ce tout jeune ministère devient dès lors une façon de le retirer de son poste, en le promouvant plutôt qu’en le sanctionnant.
Si Poujade dispose dès lors d’un certain poids politique et du soutien de l’exécutif dans son nouveau ministère de l’environnement, les résultats immédiats de son action restent cependant assez modestes ; il a surtout fait œuvre de structuration. Ses successeurs, moins connus encore (Paul Dijoud, Gabriel Perronnet, Paul Granet) seront assez vite oubliés. D’autant plus que sous Giscard, l’environnement est réduit à un secrétariat d’État au sein d’un ministère de la qualité de la vie, qui compte également le tourisme, la jeunesse et les sports. Ce regroupement montre que l’environnement ne se suffit plus à lui-même ; il est perçu sous l’angle du loisir, des espaces verts, et s’intègre dans le projet cher à Giscard de « société libérale avancée »
Dans la deuxième partie du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, l’environnement rejoint un ministère élargi dit de l’environnement et du cadre de vie, dirigé par Michel d’Ornano, une figure importante parmi les giscardiens. Dans ce nouveau ministère sont gérés conjointement les questions environnementales et les enjeux d’équipement, qui incluent par exemple le tracé des axes routiers. Un regroupement perçu par ses détracteurs comme une façon de verdir en surface l’urbanisme et l’aménagement du territoire.
Lorsque la gauche accède au pouvoir, sous le premier septennat de François Mitterrand, le sort de l’environnement est loin de changer. Ce ministère est confié à des non-socialistes, signe du peu d’importance accordée aux enjeux d’environnement. D’abord à Michel Crépeau, du Parti radical de gauche et maire de La Rochelle connu pour être à l’avant-garde sur les questions d’aménagement urbain et des mobilités douces en proposant dès les années 1970 des vélos en libre-service. À l’environnement cependant, Michel Crépeau ne laissera pas de grands souvenirs, si ce n’est son effort pour renouer le dialogue avec certaines associations.
Il faut peut-être attendre l’accession à l'environnement d’Huguette Bouchardeau, secrétaire nationale du Parti socialiste unifié pour que l’action du ministère de l’environnement commence à être plus notable. Bouchardeau, qui s’intéresse depuis longtemps aux sujets d’environnement, arrive au ministère en plein tournant de la rigueur. Elle tâche cependant d’avoir un impact fort sur la législation européenne pour la voiture propre, en médiatisant pour cela le problème des pluies acides, qui préoccupe beaucoup en Allemagne et en Scandinavie, d’où l’on pointe du doigt l’essence avec plomb et l’absence de pots catalytiques. Bouchardeau mènera les négociations au niveau européen mais aussi en France où elle doit s’opposer aux autres ministres et aux industriels de l’automobile.
Cette ministre de l’environnement s’est également illustrée dans la gestion de l’affaire des fûts de Seveso. Des fûts de dioxine provenant de l’usine de Seveso, en Italie, ont été traités par une société suisse et sont stockés illégalement en France, dans un endroit inconnu. Face à cette situation inquiétante et aux rumeurs angoissées, la Ministre de l’environnement prend le parti de diffuser l’information, faisant par là le pari de la transparence face aux risques environnementaux, et tournant ainsi le dos à une certaine culture du secret des administrations, avant que les fûts ne soient finalement retrouvés dans l’Aisne. Ce même souci de transparence s’exprime dans la réforme des enquêtes publiques qu’elle porte en 1983 et qui prend le nom de loi Bouchardeau.
Que garde-t-on de cette période ?
Entre un budget limité et des ministres parfois anonymes qu’a-t-on pu garder de ces débuts du ministère de l’environnement français ?
Sur le plan législatif, l’avancée majeure est sans doute la loi sur la protection de la nature de 1976, adoptée dans la continuité des travaux commencés sous Robert Poujade. Elle prévoit notamment des études d’impact environnementaux en amont de projets d’aménagements. Comme souvent avec les lois environnementales, les décrets qui encadrent son application limitent cependant sa portée.
Autre héritage de ces premiers temps du ministère de l’environnement, la prise de conscience de la problématique de gestion des déchets, qui débouche en 1975 par la création de l’Agence nationale de récupération des déchets. Ou encore la création du Conservatoire du littoral en 1975, qui par l’achat de terrains, veut protéger les côtes françaises de la frénésie immobilière. Citons enfin la loi de 1976 sur le contrôle des établissements classés qui unifie le contrôle des pollutions et renforce les sanctions prévues.
Au-delà du droit, les premières années du ministère de l’environnement voient aussi naître la petite musique d’une « écologie à la française », des décennies avant que plusieurs figures de la macronie ne se revendiquent de cette notion plutôt floue. En 1976, Giscard publie par exemple un recueil de textes intitulé « Pour un Environnement à la française », où il est surtout question de protection des espaces verts, d’urbanisme, de contact avec la nature, mais aussi de la recherche d’une croissance « humaine ».
L’idée d’une voie française de la protection de l’environnement est aussi utilisée par plusieurs hauts fonctionnaires français lors de négociations internationales sur les normes anti-pollution, à une époque où les États-Unis ont des ambitions plus hautes que la France en la matière. Poujade et ses équipes estiment ainsi que, là où les Américains aspirent à créer des normes auxquelles les entreprises devront se conformer, les Français doivent eux plébisciter une co-gestion entre administrations et entreprises, un dialogue permettant aux entreprises d’indiquer les seuils qu’elles peuvent atteindre sans perdre en compétitivité.
Ultime héritage, enfin, de ce jeune ministère de l’environnement, celui du choix d’une échelle individuelle face à des problèmes environnementaux structurels, avec un accent mis sur la responsabilisation personnelle, la question de l’éducation et de la sensibilisation du public.
Ce cadrage s’incarne par exemple avec la police des chauffages individuels, que Poujade appelle de ses vœux afin d’éviter la pollution de l’air dans les villes, après les milliers de victimes du Grand smog de Londres de 1952, ou bien encore sur la question des déchets. Dès mai 1971, le ministre de l’environnement lance ainsi une campagne contre les carcasses de voitures laissées dans la nature, et menace leurs propriétaires d’amendes.
Cinquante ans avant le terme d’"éco-geste", le premier ministère de l’environnement insistait déjà sur la responsabilité individuelle.
Arthur Delacquis, Doctorant en Histoire, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.