Covid-19. La philosophie face à l’épidémie
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Covid-19. La philosophie face à l’épidémie

Entretien avec l'historienne de la philosophie, Claire Crignon, maîtresse de conférences à la faculté des Lettres.

. Covid-19. La philosophie face à l’épidémie

Alors que la pandémie de Covid-19 bouleverse notre quotidien et soulève des questions existentielles, l’historienne de la philosophie et cofondatrice de l’Initiative Humanités biomédicales, Claire Crignon, nous éclaire sur le rôle de la philosophie dans cette crise sanitaire.

Aujourd’hui la demande adressée à la philosophie par les médecins semble principalement concerner l’éthique. Quel rôle, plus globalement, peut jouer la philosophie dans la crise actuelle ?

Claire Crignon1: Les philosophes doivent se garder de toute récupération et éviter de donner l’impression qu’il est possible de donner un sens à tout ce que nous vivons. Il y a beaucoup d’incertitudes et d’ignorance dans la situation actuelle. La première des choses à faire quand on est philosophe et pas médecin, est donc de rester modeste, et de ne pas commencer à vouloir dire aux médecins quelles décisions ils devraient prendre ou comment ils devraient se comporter. Les philosophes ne sont pas là pour donner des leçons de morale. Par contre, ils peuvent analyser les phénomènes de « panique morale » qui surgissent tout particulièrement dans les moments de crises, que ce soient des catastrophes naturelles (pensons au tremblement de terre de Lisbonne de 1755 et à toute la réflexion qu’il a suscité sur le mal) ou lors d’évènements dramatiques, comme les attentats.

Dans cette crise, il y a des questionnements éthiques autour de la question des décisions de réanimation et d’un possible « tri » des patientes et des patients. Il y a aussi des questionnements éthiques importants autour de la pratique des expérimentations thérapeutiques et de la légitimité à introduire des traitements dont on pense qu’ils sont efficaces sans être passés par la procédure des essais cliniques contrôlés. Or ces questions ont une histoire (le tri des malades fait partie de la médecine de guerre et de la médecine d’urgence) et leurs enjeux épistémologiqueset éthiques ont été analysés.

Le danger, en faisant comme si ces questions étaient apparues avec l’épidémie, est de susciter un emballement médiatique avec des polémiques sans fin, des pétitions, des théories complotistes, de la dramatisation et un traitement spectaculaire de l’information. Il est donc utile et nécessaire d’avoir une réflexion rigoureuse associant l’épistémologie, l’histoire et l’éthique dans une situation où il est très difficile pour les citoyennes et les citoyens de se faire une opinion.

Quelles questions philosophiques soulève cette pandémie ? 

C. C. : Il est important de ne pas cantonner la réflexion à l’éthique et d’avoir une approche plus large de la situation que nous traversons. Cette crise interroge aussi la santé mentale, les conditions de travail dans notre société, les choix politiques qui ont été faits, le modèle social, politique et économique qui est le nôtre. Plus fondamentalement encore notre rapport à la nature, à l’environnement, aux animaux sauvages. Nous avons eu tendance à nous considérer à l’abri de ce type de catastrophe sanitaire, ce qui peut conduire à une situation de déni. La crise actuelle interroge la notion même de progrès médical et le défi que constituent toujours les situations où l’on doit soigner des patientes et des patients, dans l’absence de moyens et dans l’urgence, tout en étant dans l’incertitude concernant la nature de la maladie, les traitements et un éventuel vaccin.

Nous avons peut-être eu tendance à oublier que la médecine n’est pas une science infaillible et toute puissante, mais qu’elle est d’abord un art. Un « art » certes « au carrefour de plusieurs sciences », selon Georges Canguilhem, mais un art qui est aussi caractérisé par la faillibilité, l’incertitude, la relation interpersonnelle entre soignants et patients. Sans effort et soutien réel de l’Etat, sans financement important et récurrent des structures et des projets de recherche, le progrès (dans n’importe quel domaine que ce soit) n’est qu’un vain mot. La question de la nature des maladies et en particulier celle des maladies dites « émergentes » constitue aussi un objet à interroger philosophiquement.

Enfin, je vois quelque chose d’inédit dans le fait de vivre une situation où tout citoyen devient potentiellement un patient à qui il incombe la responsabilité non seulement de surveiller sa santé et de détecter les signes de la maladie, mais aussi de ne pas risquer de contaminer les autres et de mettre en danger le système de soin. La « démocratie sanitaire » devient ici une réalité tangible, avec tous les risques de paternalisme, de moralisation et de culpabilisation des citoyennes et citoyens dont on a déjà eu des signes perceptibles de manifestation.

Plus globalement, cette situation nous invite à nous questionner sur la manière dont nous pouvons habiter le monde et dans quel monde nous voulons vivre. Il y a là un énorme défi à affronter.

D’après Hippocrate, « il faut transporter la philosophie dans la médecine et la médecine dans la philosophie ». Selon vous, faut-il aller vers plus d’interdisciplinarité entre ces deux domaines ?

C. C. : Pour Hippocrate, médecins et philosophes s’intéressent tous deux aux phénomènes naturels, ils cherchent à comprendre les principes de la vie. Mais, cette relation entre médecine et philosophie ne peut pas se penser aujourd’hui comme elle se pensait dans l’Antiquité, au Moyen-âge ou à l’époque moderne. Au XXIe siècle, nous avons à faire à deux disciplines bien distinctes qui ont chacune leur autonomie, le « transport » dont parle Hippocrate ne peut donc avoir la même signification.

Par ailleurs, pendant l’Antiquité on voyait dans la médecine un modèle pour interroger la philosophie (la philosophie comme médecine de l’âme). Aujourd’hui, le rapport s’est inversé. Les médecins s’adressent parfois aux philosophes comme à des modèles de sagesse. Or, selon moi, le rôle des philosophes n’est pas de guider les médecins ni de s’immiscer dans leur pratique.

Favoriser l’interdisciplinarité en recherche et formation est en revanche souhaitable, même si ce dialogue met du temps à se concrétiser. Alors que les médecins travaillent dans un temps court, qui est celui de l’urgence médicale, les chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) travaillent dans un temps long. Pour stimuler la réflexion critique sur les pratiques médicales et la recherche biomédicale, il faut donc rester humble et prendre le temps d’aller dans les services, rencontrer les équipes, comprendre les enjeux scientifiques de leurs programmes de recherche et collaborer avec des spécialistes d’autres disciplines.

L’Initiative Humanités biomédicales

Résultat d’une démarche interdisciplinaire initiée depuis plus de quatre ans par les trois facultés de Sorbonne Université, cette initiative a un double objectif à la fois de formation et de recherche. Elle a d’abord pris forme autour du projet de la faculté des Sciences et Ingénierie de monter des formations interdisciplinaires dans le champ de la santé (la mineure innovation et santé). Une demande qui est désormais accentuée par la possibilité pour des étudiantes et étudiants de la faculté des Lettres d’accéder aux études médicales.

L’initiative s’est aussi structurée autour de la recherche. Au sein du site de recherche intégrée sur le cancer (Siric) Curamus, qui a démarré en 2018, les humanités bio-médicales constituent un axe de recherche transversal aux programmes de recherche médicaux sur les cancers rares.

Dans le cadre de l’Initative des Humanités biomédicales, vous travaillez avec le Siric Curamus. Quelles conséquences pourrait avoir l’épidémie sur les recherches qui y sont menées en humanités biomédicales ?

Les recherches médicales menées au sein de ce Siric portent sur les cancers rares. Aux côtés des médecins, nous avons constitué un groupe interdisciplinaire autour des humanités biomédicales incluant la philosophie, la sociologie, l’information-communication. Un véritable travail d’acculturation a été réalisé notamment à travers la présence des chercheuses et chercheurs SHS dans les services hospitaliers et la réalisation d’entretiens avec le personnel soignant et les patients (par exemple, sur la question de la place des émotions dans la relation thérapeutique).

Certains patients souffrant de ces cancers rares sont plus vulnérables parce qu’immunodéprimés. Ils développent parfois des formes plus graves du Covid-19. Nous savons que si ces patients sont touchés, la difficulté pour accéder aux services de réanimation sera très grande. Cette épidémie permettra donc d’interroger comment certaines situations de crise sanitaire peuvent accentuer la vulnérabilité de patients déjà atteints de maladies rares.

Bien avant cette crise, nous avions aussi commencé à mettre en place un dispositif de « café de réflexion » afin de favoriser les échanges entre les personnels soignants, les patients et les chercheurs en SHS. Je pense que ces moments d’échange seront particulièrement importants une fois la crise surmontée. Tout comme l’est l’Université des Patients (C. Tourette-Turgis) qui propose déjà une réflexion sur les situations de stress post-traumatique.


1 Maîtresse de conférences à l'UFR de philosophie de la faculté des Lettres

2 Relatif à l’étude critique des sciences et de la connaissance scientifique.