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« Sensation quantique » : une traversée artistique et scientifique de l’invisible

Comment donner à voir et à ressentir le monde invisible et contre-intuitif qu'est la physique quantique ? C’est la question centrale posée par l’artiste Caroline Delétoille, la philosophe Céline Boisserie-Lacroix et la physicienne Aurore Young à travers leur exposition Sensation quantique. Visible à la Maison Poincaré jusqu’au 26 juillet, elle plonge les visiteurs dans une expérience à la fois sensible et réflexive du monde subatomique. Entre toiles figuratives, vidéos immersives et parcours pédagogique, elle explore les échos poétiques entre mémoire et particules.

trio sensation quantique

Tout commence par une rencontre. Caroline Delétoille, Aurore Young et Céline Boisserie-Lacroix partagent une curiosité commune pour la physique quantique. Ces trois scientifiques de formation, se distinguent par leur parcours : l’art pour la première, la physique théorique pour la seconde et la philosophie de l’esprit pour la troisième. À la croisée de ces domaines, naît une collaboration singulière : une exposition sur le monde subatomique qui prend forme au cœur de la Maison Poincaré, à Paris.

Une immersion en trois temps

L’exposition s’articule autour de trois espaces : une plongée sensorielle et poétique dans le monde des atomes ; une incursion dans la vie des laboratoires où l’on passe de l’observation des atomes à celle des observateurs eux-mêmes ; et un film onirique, qui boucle la déambulation en proposant une traversée des imaginaires liés à la physique quantique.

« Dans la salle dédiée au monde du laboratoire, explique la philosophe Céline Boisserie-Lacroix, nous faisons référence aux travaux de Bruno Latour, l’un des premiers à avoir proposé une ethnographie du monde scientifique. Comme lui, nous ouvrons les portes du laboratoire pour montrer la science en train de se faire, souligner la part de création et d’imaginaire commune aux arts et aux sciences, mais aussi rappeler que derrière les théories et les appareils, il y a des humains, avec leurs doutes et leurs émotions. »

Cette partie de l’exposition s’appuie notamment sur le travail d’observation de l’artiste Caroline Delétoille lors de sa résidence artistique au Laboratoire Kastler Brossel (LKB). Ce laboratoire, où travaille Aurore Young, est un haut lieu de la quantique en France connu pour ses trois prix Nobel de physique.

Physique quantique et souvenirs : un dialogue inattendu

Le cœur de l’exposition repose quant à lui sur un parallèle entre les souvenirs et les propriétés étranges du monde quantique. Pour la philosophe Céline Boisserie-Lacroix qui s’intéresse aux états mentaux, cette analogie repose sur une idée forte : les souvenirs ne sont jamais stables, ils se recomposent à chaque rappel, comme une particule qui change d’état quand on l’observe. « On ne peut pas observer une particule sans modifier son état. Il en va de même pour nos souvenirs : les convoquer, c’est déjà les transformer. La mémoire fonctionne par reconstruction », souligne-t-elle.

Pour Caroline Delétoille, dont le travail artistique porte sur les traces et la mémoire, les souvenirs, par leur nature intime et familière, offrent donc une porte d'entrée sensorielle et artistique vers cet invisible qu’est le monde quantique, où les phénomènes sont si éloignés de notre perception habituelle. Ses lois décrivent le comportement des particules, à l'échelle microscopique ; des phénomènes qui le distinguent du monde « classique » que nous expérimentons au quotidien. « Parmi ces phénomènes totalement contre-intuitifs figurent l’effet tunnel, qui permet à une particule de traverser une barrière classiquement infranchissable, la superposition d’états, grâce à laquelle un électron peut se trouver dans plusieurs états simultanément, ou encore l’intrication, par laquelle deux particules ayant interagi restent corrélées, même à des distances immenses », explique Aurore Young.

Une mise en abyme de l’observation quantique

La scénographie de l’exposition,  développée en collaboration avec le scénographe-designer Kevin Lebouvier, crée aussi une mise en abyme de la démarche des physiciens. « En physique quantique, comme chaque mesure perturbe l’état de la particule, on multiplie les angles d’observation pour reconstituer mathématiquement cet état quantique », explique Aurore Young. Pour rendre sensible cette réalité, les trois commissaires d’exposition ont travaillé avec un album de photographies des années 1940, découvert au musée de la photographie Nicéphore Niépce. Une inconnue s’y est immortalisée sous toutes les coutures, à la manière d’une Instagrammeuse. Ses portraits deviennent le matériau d’une installation où les visages apparaissent et disparaissent, comme les atomes piégés dans la lumière du laboratoire. « Les portraits clignotent, un peu comme les atomes que nous observons en laboratoire. C’est ce jeu d’apparition, de disparition et d’incertitude qu’on a voulu transposer », raconte Aurore Young.

Une peinture quantique ?

Si le champ art-science privilégie souvent des installations et des technologies immersives, l’exposition Sensation quantique fait le choix de la peinture figurative. Peindre le quantique : le défi est de taille. Pour Caroline Delétoille, il s’agit d’assumer les zones d’ombre, de laisser place à l’imprécision. « On s’est demandé ce que pourrait être une peinture quantique. L’idée était d’accepter de ne pas tout représenter », explique-t-elle. Les formes abstraites et nuageuses évoquent les modèles probabilistes d’électrons ; les couleurs acides rappellent les faisceaux laser utilisés en laboratoire.

Dans certaines œuvres, une même scène est déclinée avec plusieurs palettes, suggérant la manière dont nos souvenirs sont colorés par nos émotions. Les peintures deviennent alors des nuages d’états subjectifs, jamais identiques. À travers une déambulation poétique, le visiteur est invité à approcher la scène par différentes perspectives, comme autant de mesures.

Médiation scientifique et transmission

Pensée dès l’origine pour le grand public, l’exposition s’appuie sur un comité scientifique coordonné par Aurore Young, réunissant une dizaine de chercheurs en physique et mathématiques et des médiateurs. « Pour moi, cette exposition est une première marche vers la science : au lieu de plonger directement dans des concepts complexes, on passe par les émotions pour attiser la curiosité des visiteurs », explique la physicienne.

Des visites guidées et des panneaux explicatifs complètent le parcours. L’enjeu est double : désamorcer la crainte souvent associée à la physique quantique, et montrer que celle-ci fait déjà partie de notre quotidien – du laser aux technologies numériques. « Et, pourquoi pas, susciter des vocations, en particulier chez des jeunes qui découvriront peut-être une discipline qui leur semblait jusque-là inaccessible », ajoute-t-elle.

En cela, l’exposition s’inscrit pleinement dans la mission de la Maison Poincaré, dédiée à la médiation scientifique autour des mathématiques, avec une exposition permanente, une équipe de médiateurs, et une salle réservée aux expositions temporaires. Cet espace est installé au sein de l’Institut Henri Poincaré, institution emblématique de la recherche fondamentale en mathématiques et en physique théorique. « C’est un lieu qui porte des engagements forts en matière d’accessibilité au savoir, notamment auprès de publics éloignés des sciences. Environ 50 % des scolaires viennent de collèges et lycées situés en zones d’éducation prioritaire, et il y a aussi un vrai travail pour encourager les jeunes filles à s’intéresser aux sciences. Un enjeu qui nous tient particulièrement à cœur. C’est donc un cadre parfait pour porter notre projet », explique Caroline Delétoille.

Car si l’exposition n’a pas été conçue comme un manifeste féministe, ses autrices reconnaissent que leurs trajectoires de femmes dans des univers masculins résonnent en arrière-plan. « Même si on ne l’a pas revendiquée, cette question de la place des femmes dans la science traverse notre démarche », reconnaît Céline Boisserie-Lacroix, citant l’influence de Karen Barad, physicienne et philosophe féministe américaine.

Un projet en itinérance

Après un lancement au siège de l’Unesco en février 2025 à l’occasion de l’ouverture de l’année du quantique, l’exposition Sensation quantique restera à la Maison Poincaré jusqu'à fin juillet, avant de rejoindre le Collège de France et la Biennale Némo au Centquatre. « Au-delà de ces dates, nous voulons que l’exposition continue à vivre, qu’elle aille à la rencontre de publics variés, en France mais aussi potentiellement à l’étranger », concluent les commissaires de l’exposition.

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