• Alliance Sorbonne Université
  • Recherche et formation pluridisciplinaires

Connaître le “fait alimentaire” dans les sociétés actuelles et passées pour mieux répondre aux défis de l’avenir

L’Initiative Alimentation entend, dans une dimension holistique et interdisciplinaire, étudier l’alimentation comme un « fait total » des sociétés actuelles et passées. Elle mobilise des chercheurs et enseignants-chercheurs travaillant dans de nombreuses disciplines au sein de toutes les composantes de l’ASU afin d’étudier, d’expliquer et de comprendre le « fait alimentaire » mais aussi de former et d’informer à ce sujet : nos recherches visent en effet à répondre à une très forte demande sociale – notamment en matière d’identité et de patrimoine, de santé, d’environnement – tout aussi bien qu’à établir des connaissances solides pour contribuer à éclairer dans ce domaine la prise de décision des acteurs individuels et collectifs, associatifs, économiques et, surtout, politiques.

Interview avec Fabien Faugeron, Directeur de l'Initiative Alimentation

Comment/dans quel contexte s’est constituée l’initiative Alimentation ?
Fabien Faugeron :
La création de l’Initiative Alimentation s’inscrit dans un contexte récent mais elle répond à une aspiration ancienne et constante : celle de fédérer, en une même entité et autour de quelques grands axes pluridisciplinaires, la recherche sur l’alimentation conduite dans les trois facultés et les écoles internes (CELSA, INSPE) de Sorbonne Université, ainsi que dans les divers établissements de l’Alliance (INSEAD, MNHN, UTC). Elle est née de la volonté d’une cinquantaine de collègues, issus de disciplines à la fois très différentes et complémentaires, d’aller au-delà des convergences partielles qui s’étaient constituées précédemment. Il y a en effet, au sein de l’Alliance Sorbonne Université, une exceptionnelle diversité de recherches et d’expertises qui permet une approche holistique de l’alimentation et qui méritait d’être valorisée au sein d’un cadre scientifique unique. C’est chose faite avec la création de l’Initiative Alimentation : elle couronne une année d’intense travail préparatoire et nous investit en même temps d’une responsabilité particulière. C'est aussi une première en France car, malgré l’existence de pôles comme l’IEHCA, aucune entité existante dédiée à l’alimentation ne propose une approche aussi ambitieuse et complète.

La pluridisciplinarité est au cœur des initiatives et instituts. Comment se traduit-elle concrètement pour vous ?
F.F. :
Étudier l’alimentation suppose une approche pluridisciplinaire. L’alimentation nous concerne tous. C'est un besoin physiologique, mais c’est aussi une question qui touche chaque aspect de la vie en société : économie et politique, santé et environnement, culture et patrimoine, religion, réalité et imagination… L’Initiative regroupe donc une très large communauté de spécialistes, dispersés en une grosse vingtaine de laboratoires, notamment des paléontologues et des historiens, des historiens de l’art, des géographes, des archéologues, archéozoologues et archéobotanistes, des anthropologues, des biologistes, des nutritionnistes, des linguistes, des sémiologues et des chercheurs en littérature comme en sciences de l’information et de la communication…
La pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité sont au cœur de notre projet: chacun des sept axes de recherche de l’Initiative a été pensé en termes de complémentarité entre disciplines appartenant aux grands domaines que sont les lettres, les sciences humaines et sociales, la biologie et la santé. Cette richesse constitue aussi un défi: trouver un langage commun entre des disciplines parfois très éloignées suppose de porter une attention particulière aux méthodologies et à l’épistémologie, non seulement par une réflexion théorique mais aussi par des réalisations concrètes, comme la rédaction d’un dictionnaire encyclopédique interdisciplinaire de l’alimentation qui pourra s’appuyer, pour chaque entrée, sur les discussions nées lors des séances de notre séminaire commun.

Quels sont les objectifs de l’initiative ?
F.F. :
L’Initiative Alimentation poursuit plusieurs objectifs majeurs :

  • fédérer une communauté pluridisciplinaire au sein de l’ASU au travers d’actions « recherche » (séminaires, tables rondes…)
  •  structurer un réseau en France comme à l’étranger en renforçant partenariats et mobilités au travers de projets de recherche et d’activités communes (journées d’études, colloques comme celui tenu à SUAD en novembre 2024 sur “Food Cultures in the Arabian Peninsula between traditions, innovations and challenges” ou celui, pour le lancement officiel de l’Initiative, prévu du 17 au 19 novembre 2025 à Jussieu…)
  • accroître la visibilité internationale des recherches et des formations de l’ASU, notamment des masters “Alimentation et Cultures Alimentaires” (FL, UFR de Géographie) et “Nutrition, Qualité et Santé” (FSI, UFR de Biologie), à travers des échanges internationaux et des écoles d’été/d’hiver comme nous en structurons actuellement, par exemple, avec l’UNAM de Mexico.
  • faire émerger des projets novateurs pluridisciplinaires portés par des collègues (ANR, ERC Consolidator ou Advanced, EIC) et par des doctorants et post-doctorants (ERC Starting ou Marie Curie), les aider à monter les dossiers.
  • créer des outils (enquêtes & bases de données, un dictionnaire encyclopédique interdisciplinaire, manuels…) utiles à notre domaine de recherche et de formation, favorisant le travail pluridisciplinaire grâce à une attention particulière portée aux méthodologies et à l’épistémologie.
  • répondre à la très forte demande sociale dans ce domaine en promouvant des initiatives de diffusion de la recherche et de sciences participatives (ateliers, formations, conférences, dégustations, podcasts), en lien avec les acteurs des mondes socio-économiques, avec le très riche tissu d’associations de consommateurs, de patients, de professionnels, et avec les écoles de cuisine.

Quels axes/enjeux de recherche avez-vous définis ?
F.F.
: Nous avons défini 7 axes pluridisciplinaires, tant dans leur contenu que dans leur coordination scientifique : tous s’appuient sur une complémentarité des approches ainsi que sur un dialogue constant entre le passé, le présent et l’avenir proche.

  • un premier axe étudie la formation dans le temps long des cultures alimentaires, en mettant l’accent sur les contraintes naturelles, sanitaires, socio-économiques et religieuses mais aussi sur les choix, relevant entre autres du goût, qui les ont constituées. Le mouvement actuel de « patrimonialisation », qui affecte certaines d’entre elles, est appréhendé au travers de la valorisation des recettes et produits régionaux, du tourisme oeno-gastronomique, ou encore des classements au patrimoine de l'UNESCO.
  • Notre deuxième axe envisage les cultures et les pratiques alimentaires sous l’angle des circulations : on s’intéresse ici à l’acclimatation, à l’hybridation et à l’intégration de “nouveaux” produits, modes de préparation ou plats, d’Asie, d’Afrique, et d’Amérique, aux cultures alimentaires européennes et extra-européennes, de l’Antiquité à nos jours. Plus largement, toutes les mutations des comportements et des régimes alimentaires prennent place ici.
  • Le troisième axe, interroge les modalités de la transmission, de la diffusion et de la promotion de l’alimentation comme du « fait culinaire » par le biais des livres de cuisine, du colportage, des émissions culinaires, des guides des vins, des scores nutritionnels, de la publicité, des influenceurs et des réseaux sociaux. Sont aussi étudiées ici la formation et la circulation des stéréotypes alimentaires – nationaux, régionaux et sociaux.
  • La question de la sécurité alimentaire depuis les époques anciennes, d’un point de vue quantitatif mais aussi qualitatif, constitue le cœur de notre quatrième axe : les crises de subsistances, la transformation et l’altération des produits, les déséquilibres nutritionnels et leurs conséquences multiples sur la santé, les addictions, les troubles du comportement alimentaire et l’image du corps seront ici étudiés.
  • Notre cinquième axe porte, depuis les périodes anciennes jusqu’à nos jours, sur les modalités d’intégration de toute la chaîne alimentaire, du champ/du pâturage/de la forêt ou de l'océan à l’assiette, en passant par le transport, le stockage, les circuits de transformation et de distribution, le conditionnement et la vente au consommateur final. Une réflexion particulière sera consacrée au rapport des modes de production et de consommation à l’environnement, à la santé humaine et au bien-être animal, en lien avec le budget et le niveau socio-culturel des ménages.
  •  Notre sixième axe appréhende, lui, les évolutions considérables qui ont affecté, au cours des millénaires, les plantes et les animaux dont nous tirons nos aliments, tant dans leur aspect, leurs caractéristiques agronomiques et zoologiques, que dans leur apport nutritionnel. Afin de saisir les réalités, mais aussi les noms et les représentations de ces aliments, nous croiserons approches et connaissances archéobotaniques, archéozoologiques, préhistoriques et historiques, géographiques, artistiques, littéraires, linguistiques et marketing.
  • Enfin, un septième axe consacré aux « frontières alimentaires » étudiera sous ce prisme la différenciation Homme / animaux, l’opposition “barbares”/”civilisés”, les prescriptions religieuses et les tabous alimentaires, ou encore les régimes distincts de l’omnivorisme et l’essor de l’antispécisme ; d’autres frontières, entre le sain et le malsain, le cru et le cuit, les goûts et les dégoûts ouvriront à des recherches sur la sensorialité ; enfin, seront analysés la distinction sociale dans les rituels de la table, ainsi que les différences alimentaires liées au sexe, au genre et à l’âge.

Quels sont les enjeux en termes de formation ?
F.F. :
Outre des cours de master couvrant différents champs de la recherche notamment en préhistoire, histoire et anthropologie de l’alimentation (Faculté des Lettres et MNHN), nous avons au sein de notre Initiative deux masters professionnalisants, le parcours « Nutrition, Qualité et Santé » (NQS) du master BIP de la Faculté des Sciences et d’Ingénierie et le parcours « Alimentation et Cultures Alimentaires » (ACA) de la Faculté des Lettres. Ces deux formations donnent des connaissances pluridisciplinaires et une culture générale, permettent d’acquérir des compétences transversales et ouvrent aux métiers de demain :

  • pour une alimentation alliant qualité nutritionnelle et sanitaire, favorisant les « aliments santé » dans un mode raisonné et écoresponsable,
  • utilisant de nouvelles formes de communication autour des programmes de prévention santé,
  • tournés vers la « Recherche & Développement/Recherche & Innovation Nutritionnelle » favorisant une alimentation limitant le réchauffement climatique, le gaspillage alimentaire et l’érosion de la biodiversité,
  • répondant aux demandes sociales et politiques d’une alimentation durable sur les territoires, accessible au plus grand nombre,
  • valorisant les cultures et les patrimoines oenogastronomiques

Les débouchés professionnels concernés sont donc très variés : industrie agro-alimentaire et distributeurs, structures publiques (ministère de l’Agriculture, INSERM, INAO, FranceAgriMer, chambres d’agriculture, FAO…), organismes de certification, journalisme web et presse écrite, chargés de projet en alimentation et tourisme, alimentation et environnement, promotion des circuits courts et valorisation des produits du terroir, recherche et conseil…
L’Initiative Alimentation nous permet précisément de développer et de rapprocher nos deux masters ACA et NQS afin d’accompagner nos étudiants vers les grands enjeux du futur en termes de construction d’une nouvelle offre alimentaire plus équilibrée, saine écologiquement, économiquement et nutritionnellement.
L’innovation pédagogique sera renforcée par la mise en place de projets en R&D et innovation nutritionnelle avec des groupes d’étudiants pluridisciplinaires issus des deux masters. Nous organiserons également des cycles de conférences/séminaires et des tables rondes thématiques transdisciplinaires qui seront animés par les étudiants des deux masters.
L’Initiative permettra ensuite d’accroître l’internationalisation et le rayonnement de nos formations par des échanges d’étudiants de master avec, notamment, l’Université Nationale Autonome du Mexique et l’Université Laval de Québec qui disposent chacune de gros pôles dédiés à l’étude de l’alimentation. Nous avons d’ailleurs obtenu des financements SFRI qui nous permettront d’accueillir 6 étudiants étrangers pour 1 semestre pendant 3 ans. Une délégation de l’Initiative a négocié début juin 2025 un accord d’échange avec l’UNAM et posé les jalons d’une université d’été (2026 à Paris, 2027 à Mexico) qui viendra compléter l’université d’hiver, en partenariat avec l’Université Technologique de Compiègne, qui est entièrement dispensée en anglais.
Enfin, nous avons prévu pendant les quatre premières années le recrutement d’un Contrat Doctoral sur un sujet pluridisciplinaire, puis de deux Post-Doctorants : notre première lauréate a été recrutée ces dernières semaines, parmi quatre dossiers de très bonne tenue, sur un projet mêlant archéozoologie, biogéochimie et histoire. Ces jeunes chercheurs participeront aux actions de l’Initiative où ils bénéficieront d’un cadre interdisciplinaire pour leur formation tout en nous apportant leur expertise.

Quel impact les recherches réalisées au sein de l’initiative peuvent-elles avoir sur la société ?
F.F. : On pourrait résumer ainsi les rapports entre nos recherches et la société : connaître, expliquer, comprendre, former et informer.
L’alimentation est au cœur de nos cultures et de nos patrimoines en ces temps d’inquiétudes et de déracinement liées à la mondialisation. C’est aussi une préoccupation économique et sociale croissante avec l’intensification de la faim et des famines au XXIe s. mais aussi tout simplement avec les fins de mois difficiles qui accompagnent la crise pour bon nombre de ménages.
La question de la santé constitue également un enjeu de tout premier ordre : Hippocrate n’affirmait-il pas que l’alimentation devrait être notre première médecine ? Or, les déséquilibres des régimes alimentaires des pays riches (aliments ultra-transformés, trop gras, trop sucrés, peu variés…) ont contribué à une hausse inédite de pathologies telles que le diabète et l’obésité, alimentant – si je puis dire – une inquiétude diffuse dans nos sociétés où chacun cherche une solution plus saine, qui dans le bio et les produits non transformés, qui dans les circuits courts, qui dans le jeûne intermittent, l’un n’étant bien sûr pas exclusif de l’autre. Enfin, la production alimentaire mais aussi la distribution des produits sont fréquemment mis en cause pour leur impact sur l’environnement et le réchauffement climatique.
Nos travaux visent à répondre à tous ces questionnements, à toutes ces inquiétudes sociales et sociétales à travers une expertise pluridisciplinaire et une mise en perspective, dans la très longue durée, des problèmes actuels, dans le but de mieux les connaître, les expliquer et les comprendre pour proposer des réponses adaptées.
L’idée est de stimuler la réflexion, l’esprit critique, les choix alimentaires de chacun, sans totem ni tabou et d’apporter une pierre à la réappropriation individuelle et collective du « fait alimentaire ».
Former à travers des actions de « sciences ouvertes » ou de « sciences participatives » est l’une de nos priorités : séminaire pluridisciplinaire, ateliers, débats, écoles d’été ou d’hiver… Notre séminaire pluridisciplinaire, au cours de ses quatre premières séances (sur « l’obésité », « le petit déjeuner », « le sucre et le sucré », « le régime méditerranéen »), a su fidéliser un public croissant et très varié : il se poursuivra bien évidemment l’an prochain. Les thèmes qui y sont discutés seront autant d’entrées du dictionnaire encyclopédique pluridisciplinaire que nous projetons d’écrire.
Car informer par nos travaux, faire œuvre d’universitaires et non pas de militants, partager un savoir le plus objectif possible dans une démarche à la fois scientifique et pragmatique, loin des chapelles idéologiques, constitue un autre objectif majeur de notre rapport avec la société.
Produire des connaissances solides sur lesquelles s’appuyer est aussi une nécessité pour contribuer, par le conseil, à éclairer la prise de décision des acteurs individuels et collectifs, associatifs, économiques et, surtout, politiques.