Hélène L'Heuillet © Sorbonne Université

Hélène L’Heuillet

Philosophe et psychanalyste du déchirement

Lorsque l’on travaille sur un sujet, l’éthique est de savoir ce que les autres ont écrit. Le narcissisme n’a pas sa place.

Philosophe psychanalyste ou psychanalyste philosophe ? Hélène L’Heuillet a choisi de ne pas choisir. Cette enseignante-chercheuse au parcours atypique s’est illustrée notamment par ses travaux sur la police.

1959, l’Algérie réclame depuis un an son indépendance. Les forces armées françaises sont confrontées à la fois aux militants du Front de libération nationale, leurs frères d’hier, et aux militaires tricolores hostiles à l’abandon de cette terre qui constitueront bientôt l’Organisation armée secrète. À Blida, un jeune paysan ariégeois, arrivé quelques années plus tôt pour intégrer une police spécialement créée pour contrer l’imminence d’une guerre civile, et une institutrice venue le rejoindre donnent naissance à une petite fille.

Itinéraire d’une enfant déracinée

Trois ans plus tard, à l’été 1962, peu après la déclaration d’indépendance de l’ex-département français, la famille débarque à Meaux, en Seine-et-Marne. De ses premières années en France, Hélène L’Heuillet se rappelle son attachement à l’Algérie, dont elle a le sentiment d’avoir été chassée. « L’exil a été quelque chose de très douloureux. » À l’école primaire, elle rêve de retourner dans le pays qui l’a vu naître. « Jusqu’à 12 ans, je vivais dans une sorte de ‘nostalgérie’ pied-noir sans faire partie de cette communauté. »

Les années passent. Au collège, elle découvre Jean-Paul Sartre et ses textes sur la décolonisation. « J’ai eu honte d’avoir eu le sentiment d’être compromise avec l’oppression et la domination. Il reste quelque chose en moi de déchiré. »

Elle se tourne ensuite naturellement vers Simone de Beauvoir. Après la lecture des Mémoires d’une jeune fille rangée, elle dit à sa mère qu’elle passera l’agrégation de philosophie pour l’enseigner en lycée. « J’avais 16 ans et Simone de Beauvoir était un puissant vecteur d’identification. Le féminisme n’est pas dans mon champ de recherches aujourd’hui mais en tant que femme philosophe, je ne peux être indifférente aux questions qu’il porte. » Sa voie se dessine.

Au lycée Henri Moissan de Meaux, elle est une élève brillante, obtenant son baccalauréat en lettres classiques avec la mention « très bien », en 1977. Elle fait une première année de classes préparatoires à l’entrée à l’École normale supérieure (ENS) au lycée parisien Fénelon avant d’effectuer deux fois la seconde année, au lycée Henri IV. « Je ratais les concours à l’oral ! J’avais des trous de mémoire liés à un sentiment d’illégitimité. » Paralysie par la peur. Mais elle veut enseigner, quand tous ses amis se destinent au doctorat.

Elle n’est finalement pas reçue à l’ENS mais obtient le Capes en 1982 et débute à Toulouse. Elle est pourtant admissible à l’agrégation, dont elle rate – encore – l’oral avant de l’obtenir l’année suivante. « D’avoir enseigné durant l’année du Capes m’a donné un sentiment de légitimité pour passer l’oral de l’agrégation. » Elle enseigne ensuite pendant un an à Bagnères-de-Luchon, en Haute-Garonne, avant d’être nommée à Cambrai, pour un an également. Une année difficile qui l’a fait douter de son engagement dans l’enseignement. En 1984, le Gouvernement socialiste ouvre des postes « provisoires » dans les quartiers difficiles. Elle saute sur l’occasion pour revenir en Seine-et-Marne, au tout jeune lycée Honoré de Balzac de Mitry-Mory. « Une expérience formidable ! Par leurs questions, les élèves de terminale m’ont beaucoup appris. Cela m’a réconciliée avec l’enseignement secondaire. » Elle y restera onze ans.

Philosophe de l’existentiel

Onze années pendant lesquelles Hélène L’Heuillet ne fait pas qu’enseigner. Elle entre à l’Association freudienne internationale (devenue Association lacanienne internationale), écrit pour la revue Passages, enseigne la philosophie de l’art à l’ENS Cachan et les techniques d’expression orale et écrite à l’Université de Marne-la-Vallée et publie Le jardin et l’exil dans les Cahiers philosophiques. « J’ai écrit sur l’exil sans mettre ce thème en relation avec mon histoire. C’est en entrant en analyse, peu de temps après, que j’ai compris que c’était ce dont je parlais mais je n’étais pas encore mûre pour assumer mes propres questionnements. »

Elle ressent alors le besoin de renouer avec l’université, dont l’éthique, « lorsque l’on travaille sur un sujet, est de savoir ce que les autres ont écrit. Le narcissisme n’a pas sa place. » Passionnée de philosophie grecque et d’histoire des sciences de l’Antiquité, notamment de l’astronomie platonicienne à laquelle elle a consacré sa maîtrise, elle s’inscrit finalement en thèse, en 1993 à l’Université Panthéon-Sorbonne, et se lance dans un travail sur le scepticisme ancien qu’elle veut mettre en relation avec les Essais de Montaigne. Elle n’ira pas au bout car ses propres questions la taraudent, notamment l’Algérie. Elle franchit le pas et commence un sujet sur la police, à l’Université Paris-Nanterre, sous la direction du philosophe Didier Deleule. « Il acceptait des travaux de philosophie appliquée, où on ne part pas d’un corpus philosophique constitué, le but étant justement de construire philosophiquement une question. »

De 1996 à 1998, elle obtient, une délégation au Laboratoire d’analyses de sciences politiques du CNRS pour rédiger sa thèse, qu’elle soutient en 1999. « À l’époque, on ne s’intéressait qu’aux idées normatives de la philosophie politique, pas à ses conditions concrètes d’existence. » La « basse politique », comme elle la nomme. Elle y convoque encore l’Algérie, par l’inversion du rôle de la police et de l’armée dans cette guerre décrite comme une suite « opérations policières ». En 2001, sa thèse devient un livre qui lui vaut le prix Gabriel Tarde de l’Association française de criminologie et de rejoindre Sorbonne Université en qualité de maîtresse de conférences en 2002.

Puis c’est le terrorisme qui l’interroge, après les attentats de Paris, en 1995, et aux États-Unis, en septembre 2001, sujet de son habilitation à diriger des recherches, en 2009. « Petite, j’ai moi-même été prise dans des événements à Blida, qui était en pleine zone de maquis. La question terroriste était donc importante dans mon engagement pour apporter quelque chose à la philosophie politique qui s’ancre dans des questions existentielles. » Elle en tire, là encore, un ouvrage. Idem pour ses recherches sur le voisinage, la haine et le retard.

À 62 ans, Hélène L’Heuillet en a presque fini avec l’université. Si elle a obtenu l’autorisation d’exercer la psychanalyse depuis 2008, son premier métier reste la recherche en philosophie et son enseignement. « Je suis une philosophe qui pratique la psychanalyse et une psychanalyste qui pense en philosophe. Je n’ai pas une identité ‘une’ qui m’obligerait à choisir. L’identité est toujours déchirée. » Comme entre France et Algérie. L’exil comme sujet d’un ouvrage à venir ?