« Il faut faire dialoguer sciences humaines et sociales, médecine et biologie »
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"Il faut faire dialoguer sciences humaines et sociales, médecine et biologie"

Claire Crignon, maîtresse de conférences en philosophie et co-responsable de l'initiative Humanités biomédicales de l'Alliance Sorbonne Université.

Claire Crignon

Claire Crignon, maîtresse de conférences en philosophie, co-dirige avec Alexandre Escargueil, professeur en biologie moléculaire, l’initiative Humanités bio-médicales. Cette structure propose une approche interdisciplinaire des problématiques liées à la médecine et à la santé.

L'Initiative expliquée en 2'40

Qu'est ce que l'Initiative Humanités biomédicales ?

Rencontre avec Claire Crignon

Vous êtes co-responsable de l’initiative Humanités biomédicales. Comment est-elle née ?

Claire Crignon : Elle s’inscrit dans une longue tradition d’échange entre d’une part les disciplines relevant des « humanités » (philosophie, lettres, sociologie, anthropologie culturelle, histoire et histoire de l’art) et d’autre part la médecine entendue, selon Georges Canguilhem, comme un « art au carrefour de plusieurs sciences » (anatomie, physiologie, biologie ou encore chimie).

Résultat d’une démarche interdisciplinaire initiée depuis plus de quatre ans par les trois facultés de Sorbonne Université, elle a d’abord pris forme autour du projet de formations transdisciplinaires dans le champ de la santé (mineure innovation et santé). Un projet qui est désormais renforcé par la possibilité pour des étudiantes et étudiants de la faculté des Lettres d’accéder aux études médicales. Elle s’est aussi structurée autour de la recherche, notamment au sein du site de recherche intégrée sur le cancer (Siric) Curamus dirigé par Marc Sanson et qui a démarré en 2018.

Quels sont les enjeux de l’initiative en termes de formation ?

C. C. : L’un des enjeux de cette initiative est de former la communauté étudiante à une démarche interdisciplinaire avec une dimension pratique et expérimentale forte. En lettres et sciences humaines et sociales (SHS), les étudiantes et étudiants ont parfois la volonté de partir du terrain pour faire émerger des questionnements ou interroger des concepts de manière critique. Quant à celles et ceux qui suivent des études de médecine, ils ressentent souvent le besoin d’un retour réflexif sur leur pratique.  

C’est dans ce contexte que j’ai proposé la création d’un master en humanités bio-médicales porté par l’UFR de philosophie de la faculté des Lettres. À travers ce master, les étudiantes et étudiants de médecine pourront se former aux SHS. Réciproquement, la communauté étudiante de la faculté des Lettres pourra faire des stages à l’hôpital et nourrir sa réflexion à partir d’un travail d’observation et de terrain. Cette formation s’inscrit par ailleurs dans la tendance de plus en plus forte à intégrer des SHS dans les études de médecine, avec les filières Pass (Parcours Accès Santé Spécifique) et Las (Licence Accès Santé).

Quels sont ses enjeux en termes de recherche ?

C. C. : L’objectif est de créer une communauté de recherche dans laquelle un réel dialogue puisse avoir lieu entre sciences, médecine et SHS. Un dialogue qui ne soit pas juste une manière de sous-traiter aux SHS la tâche de se préoccuper des patientes et des patients et du bien-être des personnels soignants. Mais un dialogue qui conduise à interroger les pratiques, les concepts ou les termes qui se diffusent et s’imposent dans le langage courant. Sans donner une position surplombante aux SHS par rapport à la médecine, il s’agit de faire de l’observation du terrain un moyen de questionner et de remettre en chantier la réflexion théorique.

Notre démarche s’inscrit dans un temps long allant de l’Antiquité à nos jours. Elle ne se limite pas à aborder les questions du point de vue de l’éthique, mais inclut d’autres approches telles que l’histoire et la philosophie de la médecine et de l’art, les lettres classiques et modernes, la sociologie et l’anthropologie, les sciences de l’information et de la communication, particulièrement utiles pour décrypter la diffusion des informations et des fake news relatives à la santé via les médias et les réseaux sociaux.

Notre souci est aussi de construire des collaborations avec d’autres initiatives ou instituts de recherche, comme l’initiative des sciences de l’Antiquité ou l’institut de la transition environnementale. Une telle collaboration permettrait, par exemple, d’articuler des questions comme celle du rapport entre environnement et santé déjà présente dans les textes antiques et reposée à l’époque moderne à travers les notions d’insalubrité de l’air ou de transmission des maladies.

Pouvez-vous nous donner des exemples d’application de ces recherches ?

C. C. : La crise sanitaire actuelle constitue un cas d’école pour notre réflexion interdisciplinaire. L’un de nos projets est de comparer la perception de cette crise entre différents pays européens en fonction des cultures, des traditions, des différents systèmes de soin et du rapport à l’environnement.
D’autres projets sont en cours : nous préparons un ouvrage comportant des photographies de la collection d’anatomie-pathologique Dupuytren. Ce patrimoine scientifique et médical de l’université constitue un objet privilégié de réflexion sur les échanges entre sciences médicales, art, littérature, anthropologie et philosophie.

Nous interrogeons aussi les formes actuelles de participation en santé en nous intéressant au rôle joué par les patientes et les patients. Dans ce cadre, nous avons démarré une collaboration avec le Muséum national d’Histoire naturelle autour des méthodes et des outils issus des sciences participatives.

Comment se tisse au quotidien le lien entre médecine et sciences humaines et sociales au sein de l’initiative ? 

C. C. : Le dialogue entre SHS et médecine nécessite du temps. Alors que les médecins travaillent dans un temps court, celui de l’urgence médicale, nous œuvrons en SHS sur des périodes longues. Pour avoir quelque chose à dire sur les pratiques médicales, il faut aller dans les services, rencontrer les patientes et les patients, les associations de patients, les équipes, et s’efforcer de comprendre les enjeux scientifiques de leurs programmes de recherche.

Dans le cas du Siric Curamus où les humanités bio-médicales constituent un axe de recherche transversal, un véritable travail d’acculturation a été réalisé. Aux côtés des médecins, les chercheuses et chercheurs en SHS se sont rendus dans les services hospitaliers pour réaliser des entretiens avec les personnels soignants et les patients (par exemple sur la question de la place des émotions dans la relation thérapeutique).

Au sein de ce groupe interdisciplinaire, nous avons aussi commencé à mettre en place un dispositif de café « humanités médicales », avec l’intention de créer un espace de discussion à l’hôpital entre soignants, patients et chercheurs en sciences & ingénierie, médecine et SHS.